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Toute l’escouade de Taxil va nous entretenir de Diana Vaughan, nous raconter son histoire, nous dire ses faits et gestes, nous entretenir de ses angoisses et de ses recherches, ou célébrer ses générosités. Si Margiotta publie une lettre officielle émanant, selon la suscription, du « Grand Lieutenant général du Suprême Conseil de la Fédération maçonnique italienne du Rite écossais ancien accepté », à Palerme, on a bien soin qu’un paragraphe indique : « Je profite de l’occasion pour vous dire qu’en juillet dernier Diana Vaughan nous a fait parvenir différentes sommes pour secourir les frères malheureux ». Ce document officiel maçonnique, une revue en publie l’original en fac simile. Qui doute, à l’heure où cela paraît, de Margiotta et de sa lettre ? Et par conséquent qu’il existe une Diana !

On fait à Diana Vaughan une généalogie, dont quelques éléments sont authentiques. On nous raconte qu’elle eut pour ancêtre Thomas Vaughan, frère jumeau de Henry Vaughan le Siluriste, et qui fut au XVIIIe siècle le chef des Rose-Croix. Son association ne se proposait rien de moins que le renversement de la Papauté. Le 25 mars 1645, il signe un pacte avec Satan, où il s’assurait 33 ans de vie pour propager le luciférisme. Il passe en 1646 en Amérique, s’établit dans la tribu des Lenni-Lenape, où il reçoit la visite de Vénus Astarté, qui s’offre à partager sa couche et lui présente, onze jours après, une fille, Diana. Il laisse cette singulière métisse aux Indiens, et retourne en Angleterre en 1648. Diana, fille de Vénus et de Thomas Vaughan, épouse le grand chef de la tribu indienne ; elle en a un fils qui, en 1675, est transporté pour quelques heures à Hambourg auprès de son père, puis ramené chez les Lenni-Lenape. C’est de ce fils que descend Diana Vaughan, la palladiste.

Elle est née le 29 février 1864, en France, dit-on quelquefois. Sa mère est française ; elle la perd à quatorze ans. Son père est un ardent palladiste, qui a fondé à Louisville le grand Triangle des Onze Sept. Il initie de bonne heure sa fille au luciférianisme, tout en lui épargnant les épreuves immondes. Diana Vaughan reste vierge même dans ses fiançailles avec Asmodée. À dix-neuf ans, elle est apprentie maçonne à Louisville le 15 mai 1883 ; compagnonne le 20 décembre ; maîtresse le 1er  mai 1884 ; le 28 octobre 1884, elle passe officiellement au Palladisme avec l’initiation d’Élue.

Sur l’ordre de Lucifer, elle est officiellement présentée à son fiancé dans le Sanctum Regnum de Charleston. Asmodée apparaît dans une majestueuse beauté, assis sur un trône enrichi de diamants. Au milieu de merveilles, il annonce à Albert Pike qu’il sacre Diana Vaughan grande prêtresse et interprète de sa volonté, et il enjoint qu’on lui témoigne le respect le plus profond. Pike signe un décret, qui est communiqué à tous les triangles. « Miss Diana » racontera elle-même, dans des récits dédiés aux « jeunes filles de France, sœurs de Jeanne d’Arc » les voyages aériens que lui faisait faire Asmodée en la tenant dans ses bras. Elle en sortait pure, dit-elle, et sentant la rose. De tels détails révélaient la patte de Taxil aux attentifs comme notre confrère Nemours-Godré ; pour les autres lecteurs, ces étrangetés se noyaient dans la masse ou se brisaient contre de plus forts arguments. On racontait aussi que Diana avait pour la protéger les 93.324 légionnaires d’Asmodée. Pour avoir mal parlé d’elle, le F∴ M∴ Bordone eut sa tête retournée à l’envers, le visage du côté du dos. Après trois semaines, Diana revint d’Amérique et le guérit.

En 1885, Diana est en France, où elle participe aux travaux de quelques loges françaises. Sophie Walder la fait inscrire à l’atelier qu’elle préside, le Triangle Saint-Jacques.

Sophie Walder, c’est l’édition revue, corrigée et fructifiée d’une des biographies contenues dans le bouquin de Taxil sur les sœurs maçonnes. Elle est la fille putative d’un pasteur franc-maçon, Philéas Walder, et née réellement du commerce de Lucifer avec Ida Jacobsen, femme ou maîtresse de Philéas. Entre autres merveilles, elle se fluidifie pour passer à travers les murs. Bataille raconte qu’elle se déshabillait jusqu’à la ceinture, et qu’un serpent animé par le diable écrivait sur son dos, avec l’extrémité de sa queue, des prophéties sur le règne des Papes.

Les prédictions annoncent qu’en 1896 Sophie Walder ira à Jérusalem, où le 29 septembre elle enfantera une fille, du démon Bitru. Cette fille aura, trente-trois ans après, du démon Decarabia, une fille également, qui, encore trente-trois ans après (1962) enfantera l’Antechrist. Bitru l’a dit ; il l’a même signé. Comme grand’mère de l’Antechrist, cette Walder est vénérée des Palladistes. Pike lui a donné à Charleston une éducation spéciale.

Or, Diana Vaughan, au cours de son initiation comme grande maîtresse, Chevalière templière au Triangle Saint-Jacques, présidé par Sophie Walder, a refusé d’effectuer le cérémonial qui consiste à cracher sur l’hostie consacrée et à la percer d’un poignard. Immédiatement, elle est dénoncée aux F∴ de Louisville et déclarée dangereuse. Qu’en pensera Asmodée ? Diana retourne en Amérique, se présente devant ses juges ; aucun ne peut voter contre elle, car une pesanteur inexplicable leur retient le bras. Elle revient à Paris, se représente au Triangle Saint-Jacques, est ajournée. Elle se fait donc proclamer grande maîtresse à Louisville le 15 septembre 1885 ; d’où conflit entre les Orients, querelle à mort entre Sophie et Diana. Le 8 avril 1889, Albert Pike impose la paix, et en 1890 il crée Diana inspectrice générale en mission permanente.

En 1893, elle représente la province de New-York et Brooklin au Grand Convent de Rome pour l’élection du grand pontife de la Maçonnerie universelle. Lemmi est nommé malgré les protestations des triangles américains. Un mouvement se dessine contre le nouveau grand maître. Diana crée des loges palladistes indépendantes. La secte luciférienne prend, grâce à elle, tous les caractères d’une religion ; rien ne lui manque pour faire gagner à ses adeptes le ciel de Lucifer ; il y a des formules de prières qui singent les prières chrétiennes.

Toutes ces histoires extravagantes, y compris l’élection du pape maçon Lemmi, sont assez habilement contées pour qu’un beau jour on puisse déclarer que si Diana fait de nombreux adeptes au luciférisme, sa propagande pourrait bien atteindre des résultats opposés. De fervents catholiques ont admiré la lutte vaillante qu’elle soutient contre une partie de la maçonnerie et notamment contre l’odieux Lemmi : ils lui savent gré de s’être refusée aux pratiques orgiaques et obscènes des Loges. Le jour où Diana témoigne d’une prédilection pour Jeanne d’Arc, les âmes pieuses y voient un signe : elles prient pour sa conversion. Taxil nous le dit, et ce fut probablement vrai. Son habileté était de provoquer ces prières par d’adroites suggestions ; et d’essayer de les multiplier en les annonçant. Ici comme dans toutes ses impostures, l’audace avec laquelle il abuse des choses saintes est si grande qu’elle éloigne les soupçons. Pour assurer son crédit, il mêle à cette comédie infâme la même sainte Jeanne d’Arc invoquée dans sa propre conversion. Il n’a pas de limites dans l’horreur.

Quant aux braves gens auxquels il en impose, elle leur apparaît si courageuse, cette « Miss Diana », dans les contes qu’on leur en fait ! Elle a la hardiesse de consommer un schisme dans la haute maçonnerie en publiant, à partir de mars 1895, une revue : Le Palladium régénéré et libre. Directrice miss Diana Vaughan. Le premier numéro est daté du 1er  Pharmuti 000895 (21 mars 1895), le second du 1er  Pachon. On y exposait une doctrine adaptée du vieux catharisme où l’on essayait une distinction entre Lucifer et Satan. Les diables inspiraient toute la revue, et on y racontait les plus bizarres miracles lucifériens ; notamment l’aventure d’un franc-maçon belge qui voulait de l’argent pour les élections : il évoque Jelbéros en parfait Triangle, lequel le renvoie à Abaddon. Abaddon ne vient pas, mais envoie Suclagus avec les 2.000 fr. demandés. Toutefois, Suclagus se borne à montrer l’argent, et il ne le donne pas, parce que le maçon belge a mal parlé de Diana Vaughan…

Ce qui n’est pas moins cocasse que le reste, c’est que cette revue prétendue maçonnique n’a d’autres lecteurs que des catholiques. Léo Taxil, qui la patronnait et l’introduisait, par lequel seulement on en savait l’existence, feignait d’en déconseiller la lecture aux bonnes âmes ; d’une telle manière que la curiosité n’en était que plus excitée. Quant aux francs-maçons réels, ils évitaient avec agacement toutes ces histoires, dont ils ne savaient pas toujours démêler le vrai et le faux, et dont le but leur échappait. La plèbe maçonnique n’y voyait que des calomnies, comme à leur jugement les infâmes cléricaux sont toujours prêts à en inventer. La haute maçonnerie savait bien que ses secrets sont à l’abri des Taxil, et que ce qui par hasard en percerait d’authentique ne pourrait surnager dans le flot des fables.

Bien entendu, le prétendu schisme qu’on nous disait créé par Diana Vaughan, était aussi réel que le découpage de la lune en quartiers, encore qu’on s’arrangeât pour le faire croire véritable.

Comme les catholiques s’occupent beaucoup d’elle, « Miss Diana » se met à avoir des préoccupations catholiques. On la voit venir à la vraie foi ; parbleu ! On lui écrit de nombreuses lettres ; elle répond bien régulièrement, en datant sa correspondance des quatre coins de l’Europe. Des lettres de Sophie Walder paraissent également dans des journaux ; elles sont injurieuses tandis que Diana laisse voir de la bonne volonté ; elle envoie de l’argent pour les pauvres ; elle aime Jeanne d’Arc.

Voici même qu’elle ne dédaigne pas de rencontrer des catholiques. En 1893, elle vient à Paris et descend à l’hôtel Mirabeau, où elle passe huit jours. Elle assiste à un déjeuner où se trouvent Léo Taxil, le Dr. Bataille, le commandeur Lautier, directeur d’un journal pieux alors florissant, Le Rosier de Marie, et le dessinateur Enault. Comme elle disait se rendre à Rome, Lautier lui proposa de lui obtenir l’audience d’un cardinal. Elle refusa vivement. De toute la conversation, le commandeur Lautier retira l’impression que Diana était une femme remarquable, « d’autant plus dangereuse », ajoutait-il. Il fut convaincu que la scission dans la haute maçonnerie était réelle.

Dans un tel déjeuner, où trois des augures au moins étaient des complices, l’atmosphère de farce régna sans doute, quoique échappant au naïf Lautier. Nous n’en retiendrons que ce trait, qu’il copie lui-même. Aux liqueurs, Diana Vaughan prit du cognac. On lui offre de la chartreuse, elle refuse avec un grand geste :

— Une liqueur adonaïte ! Cela n’est pas pour moi !

Ce trait montre que la comédie était un peu chargée ; Lautier fut impardonnable de ne pas s’en rendre compte. Mais peut-être le repas était-il bon, et comment douter d’une Diana Vaughan avec laquelle on dîne ?

XVI. — Miss Diana convertie

Quand on a commencé une pareille histoire, il faut bien l’achever. Mais l’auteur s’avoue dépassé par sa matière, et découragé par la bassesse odieuse de la farce. Il n’en veut pas au lecteur qui cesse de le suivre. Au contraire, il partage son sentiment. Pourtant il faut bien que le procès-verbal de cette horrible mystification soit établi. Nous risquerions d’en laisser le récit monopolisé par des Henry Charles Lea, qui, naturellement, le tourne entièrement contre l’Église. L’historien est impartial, mais il choisit entre les documents qui sont en abondance pour mettre en valeur la vérité telle qu’il la voit ; et c’est une vérité insuffisante, parce qu’elle exclut l’existence du surnaturel, alors que c’est cette existence, précisément, qui forme le ressort du drame.

Au point où nous arrivons, nous aurons le spectacle pénible d’un Taxil singeant sa conversion pour machiner celle de Diana Vaughan. Et dans quelles conditions ! Il faut demander pardon avant de les dire de ce que des hommes puissent être si ignoblement bas.

On prie pour Diana, nous l’avons dit. « Miss » y est sensible, elle se rapproche de jour en jour de la foi, et de suaves confidences courent sous le manteau. Qui dira l’effet de ces histoires secrètement transmises, auxquelles on croit d’autant plus qu’on s’imagine seuls à les savoir ! Et moins la presse en parle, et plus elles sont fausses, et plus on en est certain !

Taxil entremêle savamment la confidence et la publicité. On sait par lui des choses terrifiantes, et d’autres consolantes. D’une part, le Palladium régénéré, grâce aux vertus de Diana Vaughan, fait à l’entendre des progrès foudroyants. La création de groupes familiaux, consacrés à l’adoration de Lucifer, menace d’entraîner une foule d’esprits faibles et de centupler les effectifs de la maçonnerie. D’autre part, miss Diana éprouve de plus en plus de répugnance pour les rites lucifériens. Le dimanche de la Sainte Trinité, au retour de la Messe, Taxil l’a trouvée chez lui, qui venait le voir. Elle lui a confié que Jeanne d’Arc lui était apparue, assez triste. Diana croyait que Jeanne d’Arc jouissait du ciel de Lucifer, son dieu-bon. Elle l’a dit à Asmodée, qui s’est montré fort mécontent, et elle a fini par le chasser au nom de Jeanne d’Arc.

Bref, Diana n’est pas convertie, mais elle penche vers le catholicisme, qui serait ainsi sauvé du grand danger palladique. Dans le n° 3 de son Palladium régénéré, cette évolution de la luciférienne est visible. Diana publie une lettre qui lui a été adressée par un prêtre catholique, et dans laquelle il lui demande en termes touchants (« vous qui êtes vierge, au nom de la vierge Jeanne d’Arc ») de ne plus mal parler de la Mère du Sauveur : et Diana promet. Dans une note de la petite correspondance, elle prévient une religieuse qu’elle ira passer vingt-quatre heures dans son couvent : cette religieuse serait une ancienne amie de sa mère, etc…

Ces prodromes réjouissent les catholiques : ne doivent-ils pas indigner les francs-maçons ? Taxil, soyez-en sûr, y pourvoira… Le Comité permanent de la Fédération Palladiste Indépendante à Londres a écrit, nous apprend-il, une lettre sévère à Miss Diana, pour désavouer et interdire sa revue. La prétendue organisation maçonnique reproche vivement à sa déléguée la publication de documents ultra-secrets et ses « compromissions adonaïtes ». Elle lui retire ses pouvoirs et on lui interdit de se servir du nom de Palladium régénéré et libre.

Cette fausse lettre qui forme péripétie, qui fait croire qu’il se passe quelque chose dans des milieux maçonniques purement imaginaires, est habilement conçue. Moins habilement toutefois que le récit fait par Léo Taxil, avec un ton cafard où il a fini par exceller, et en terminant par une belle et longue citation latine des perplexités religieuses de Diana Vaughan. Comme il fallait bien connaître le bonhomme, pour y déceler la fraude !