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LES IMPOSTURES DE LÉO TAXIL

par LIONEL RATICHAUX



Voilà un homme, Léo Taxil, qui parvint à la célébrité la plus tapageuse (et la plus grossière) par les éclats d’un anticléricalisme fanatique, tempétueux, outrageur jusqu’à se moquer de toute décence et de toute vérité.

Quand son nom est devenu synonyme de l’anticléricalisme le plus violent, celui du plus intransigeant fanatisme, Léo Taxil se déclare converti, en termes si touchants, avec une si parfaite intelligence du vocabulaire catholique — lui, l’odieux énergumène de la veille, — un appel si émouvant aux religieux de sa famille, à sa tante entrée au couvent par sa conversion, qu’on peut croire en effet au miracle de ce retour inimaginable.

Alors, son fanatisme demeuré dans toute sa violence attaque la Franc-Maçonnerie. Devenu apôtre de la vérité, il prétend démasquer et démolir l’église du mensonge. Il est entraîné par sa nature, ses habitudes, ses procédés. Comme il enrichissait l’anticléricalisme de ses fourberies, il se met à grossir et à matérialiser tels obscurs mystères maçonniques. Il fait du roman, — pour l’amour du succès ou pour celui de duper ? Il est seul à connaître une certaine Diana Vaughan, prêtresse de l’enfer devenue ange de douceur. Cette Diana Vaughan, on dispute dans le monde catholique sur son existence, jusqu’à ce que, — déjà démasqué par des religieux et des journalistes perspicaces, — Taxil dénonce lui-même son imposture, et s’avoue l’auteur de la plus ignominieuse des comédies.

*

Faut-il raconter cette histoire déjà presque oubliée ? Nous avons hésité longtemps, et nous prévenons les âmes sensibles qu’elle n’est pas écrite pour elles.

Pareille aventure est à faire reculer d’horreur, par ses détails, ou cocasses, ou douloureusement blessants, comme par son ensemble.

Les honnêtes gens, et c’est le principe du drame, ne peuvent imaginer quelles audaces cyniques se sont ici déployées. On voudrait que tout cela ne fût que du roman, et alors, on se garderait bien d’en réveiller les échos. Mais c’est de l’histoire, hélas, authentiquement de l’histoire : et à cause de cela nous devons avoir la virilité d’oser la regarder en face. Aussi bien pouvons-nous toujours en tirer des leçons.

I. — Trois anticléricalismes.

L’Anticléricalisme, au xixe siècle, qu’il ne serait pas inutile d’étudier, se manifeste sous trois formes différentes :

1° Un gallicanisme ou un jansénisme, ou un sentiment plus vague qui en découle. Ceux qui vivent dans cet état d’esprit demeurent très attachés à l’essentiel des réalités catholiques ; ils ont la foi, mais souhaitent ce qu’ils nomment une religion raisonnable ; dans l’intérêt de la religion même, ils repoussent tout ce qui leur paraît d’une dévotion excessive ; pèlerinages, miracles, leur paraissent d’une autre époque. Ils combattent sans cesse « les empiètements du clergé », l’ultramontanisme, etc. Des catholiques sincères comme Silvestre de Sacy du Journal des Débats, se trouvent ainsi d’accord avec l’irreligieux M. Havin du Siècle. Si Veuillot souvent s’exaspère, c’est qu’il a à lutter contre des incroyants qui affectent de soutenir contre lui l’intérêt bien entendu de la religion ;

2° Une philosophie panthéistique ou matérialiste de la création, qui amène par différents moyens à juger fausse parce qu’illusoire, une religion professant un au-delà [impossible]. Sur cette conception de l’univers s’épanouit le scientisme. Il s’agit ici d’une lutte d’idées, pas toujours courtoise parce qu’on professe un virulent dédain du catholicisme, mais qui se tient cependant à une certaine hauteur de l’esprit ;

3° Ce qu’il faudrait proprement nommer l’Anticléricalisme : un désir brutal d’émancipation, se traduit par une offensive qui fait appel aux bas instincts. Contre la religion même, on reprend les plaisanteries libertines de Voltaire, donnant de basses explications des mystères. Contre les prêtres, c’est une propagande intensive exploitant les défaillances de mœurs, vraies ou supposées, de prétendues captations d’héritages, et tout ce qui peut ou leur nuire ou les ridiculiser.

C’est dans ces plates-bandes assez immondes qu’a fleuri Léo Taxil.

II. — Une cervelle creuse de Marseillais.

Si nous le prenions au sérieux, ce Léo Taxil, il serait trop infâme. Faisons lui le crédit de le considérer comme un homme léger. Nous connaissons de ces esprits en l’air, que tous les vents entraînent, qui parlent sans songer que les mots appellent des réalités. Mais le pire est que, chez Léo Taxil, à ces défauts s’unissait une invincible perversion de conscience.

À l’entendre, il est d’une famille solidement chrétienne. De son véritable nom, il s’appelle Gabriel Jogand-Pagès. Il est né à Marseille le 21 mars 1854. Son père est « catholique avant tout », et dans son arbre généalogique figureraient — nous dit-on ! — saint François Régis, le P. Claude de la Colombière. Sa mère se rattacherait à une famille languedocienne connue, les Pagès, et compterait Mgr Affre dans sa parenté. Ces détails nous sont donnés par Taxil lui-même, et comme nous n’avons pas eu l’occasion de les vérifier, nous ne les reproduisons que sous caution. Quand Taxil dit quelque chose, il y a autant de chance pour que ce soit faux que vrai, même s’il s’agit des faits les plus simples.

Son enfance fut plutôt mouvementée. Il raconte qu’on le mit pendant quelques années chez les jésuites, à Mongré, près de Villefranche-sur-Saône. Il aurait fait là, à son dire, une excellente première communion, ce pourquoi ses maîtres n’auraient jamais désespéré de son retour à la foi. Puis, placé dans un autre collège religieux près de Marseille, il aurait rencontré le fils d’un franc maçon, lui-même « louveteau », qui l’aurait entraîné dans les voies de l’incroyance et de la révolte.

Bref, le jeune homme se lance dans les milieux révolutionnaires de Marseille. Séduit par le prestige de Rochefort, il s’enfuit avec son frère de la maison familiale pour aller retrouver en Belgique le pamphlétaire de la Lanterne. On rattrape les deux fugitifs, et par mesure de correction paternelle, le futur Taxil est enfermé à Mettray.

La punition ne le calme pas, au contraire. Il se révolte de plus belle, si bien qu’on lui rend sa liberté. De retour à Marseille, il entre au lycée, s’en fait exclure, et se lance dans la bohème politique.

En 1870, il a seize ans. La République proclamée, des Clubs révolutionnaires se créent dans Marseille. Jogand y propose les motions les plus extrémistes, comme l’institution de la guillotine en permanence. Férocité ? C’est plutôt un jeu pervers.

Au Club de l’Alhambra, chaque soir on fusillait un général en effigie. Le Président de la séance donnait lecture des dépêches reçues dans la journée :

— Citoyens, — voici ce qui se passe dans les Vosges : le général Cambriels vient de résigner son commandement entre les mains du général Michel.

Voix nombreuses : Cambriels est un traître ! À mort ! À mort !

Le Président agitait sa sonnette :

— Que ceux qui sont d’avis que le général Cambriels doit être fusillé lèvent la main.

Toutes les mains se levaient. Cambriels était condamné à mort, et personne ne se demandait comment on ferait venir des Vosges à Marseille ce général pour subir son châtiment. Ni d’ailleurs pourquoi on le condamnait à Marseille.

Pourtant, on se prenait si bien à la galéjade, que deux jours après, on condamnait à mort le général Michel parce qu’il n’avait pas passé par les armes le général Cambriels. Plus exactement, Taxil dit qu’on « le fusilla » : une condamnation, cela pourrait être sérieux. À l’Alhambra marseillais, on fusille, directement.

Jogand proposa lui-même l’exécution de l’évêque de Marseille. Heureusement, il se contentait de paroles, mais on voit dans quelle atmosphère de réalité noyée de romanesque il vivait. Cela nous fait comprendre en partie le toupet de ses impostures.

Il paraît que ses motions incendiaires, publiées dans les journaux, faisaient mauvais effet ; ce serait alors que, pour ne pas blesser sa famille et sur l’objection de son père, il aurait pris du nom d’un roi indien, le pseudonyme de Léo Taxil, qu’il devait si largement déshonorer. Le père Jogand eut bon nez, qui préféra que son nom ne traînât point dans les aventures de son espèce de fils !

III. — Son frère « Le Littérateur  »

Nous ne suivrons pas Léo Taxil dans sa carrière brouillonne de journalisme qu’il mène tant bien que mal en province de 1870 à 1880. Contentons-nous de le retrouver à cette date, quand il arrive à Paris[illisible]

Il y accompagne, ou il y suit, son frère Maurice Jogand, qui a rédigé à Marseille, de 1876 à 1879 un pamphlet hebdomadaire Le Vengeur et vient le continuer à Paris sous le titre : La Mascarade, simple feuille de chou, qui combat à la fois Gambetta et le cléricalisme.

Léo Taxil semble avoir eu peu de relations avec son frère Maurice. L’existence de ce dernier ne peut pas cependant être passée sous silence. Il fut célèbre, lui aussi, comme romancier populaire sous le nom de Marc Mario. Il écrivait des romans dont le titre sensationnel était le premier mérite : L’Enfant de la Folle, L’Évadée de la Salpêtrière, La Moucharde, Les Mystères du Grand Monde, la Belle Policière, etc…

Ce genre de romans se fabrique au gré des sentiments que l’on suppose à la foule, et pour les flatter. Il n’y a point de vérité psychologique ni d’art qui tiennent. Tout est subordonné au besoin de séduire les foules. « Marc Mario », naturellement, faisait aussi le roman historique : Les Amours de Dumollard, Les Drames de l’Inquisition

Rien ne nous permet de l’associer à Léo Taxil et nous nous en gardons bien. Mais dans ce que fait Taxil, il y a beaucoup de feuilletonage populaire ; s’il y ajoute, c’est dans l’entraînement du genre.

Notons, à titre de curiosité que Marc Mario s’est occupé d’occultisme. Il a publié des prédictions astrologiques en 1885. On lui doit un « roman merveilleux », Les Drames et les Mystères de l’Occultisme, mais qui n’est que du feuilleton comme le reste, quoique publié chez l’éditeur spécialiste Chacornac. Au total, un solide industriel, qui trouve aussi normal de débiter de la littérature au gré du public que de servir en été des bocks bien frais. C’est un commerce, et qui satisfait tout le monde : le lecteur, qui a sa pâture d’imagination frelatée ; l’auteur, qui gagne de l’argent, son unique but.

Les succès feuilletonesques de Marc Mario, Taxil essaie de les trouver dans une autre voie. À la bassesse de la littérature, il ajoutera comme inconsciemment une imposture infâme.

IV. — La supercherie anticléricale.

Vers 1880, l’anticléricalisme, selon la troisième manière que nous avons décrite, coulait à pleins bords.

Les quotidiens lui faisaient largement sa part. Une infinité de publications hebdomadaires en vivaient exclusivement. C’était de petites brochures à deux sous, imprimées sur papier à chandelles avec un grossier dessin sur la couverture.

C’est à ce genre de publications qu’appartenait La Lanterne de BocquiIlon, restée célèbre par son excessif simplisme. On n’attendrait rien de mieux de La Semaine Anticléricale, dont le premier numéro parut le 25 octobre 1879, sous la direction de Victor Poupin avec Victor Hugo et Louis Blanc dans le comité de patronage comme présidents d’honneur.

La Semaine Anticléricale tient gazette des enterrements et mariages civils, de tous les petits faits dont on peut faire grief aux curés. On y raconte de vieux crimes imputés à des cléricaux. On s’élève parfois à une philosophie scientifique assez curieuse : par exemple, un statisticien a établi par une enquête chez les chapeliers que, dans le quartier de Saint-Sulpice, on vend davantage de petites pointures, ce qui preuve indéniablement que le clergé n’a pas le cerveau développé. « Les sulpiciens, dit en propres termes, le docteur Gaston Delaunay, ont le front moins large et moins haut que les normaliens »[1]. On y publiait de spirituelles réclames : « Guérison radicale des plus rebelles maladies de l’esprit, préjugés, intolérance, superstition, fanatisme, par un abonnement de six mois à La Semaine anticléricale ; avec un abonnement d’un an, pas de rechute possible » et d’autres annonces d’un esprit semblable et d’un goût douteux.

Toutes ces beautés trouvaient de nombreux lecteurs. Taxil se sentit capable de faire autant et mieux. Pour réussir, il se lança dans la surenchère. Là où les autres étaient grossiers, il devint ignominieux. À toutes les injures, il ajouta une note salace. Il dénonça un grand nombre de scandales, car il en inventait à la douzaine. Bref, les plus enragés anticléricaux pâlissaient devant son fanatisme.

Il ne possédait aucune espèce de talent d’écrivain, mais sa verve grossière aimait le tape à l’œil des titres énormes et des mots violents. Il faisait populaire, dans la plus basse acceptation du terme. Tous ses volumes auront leurs titres imprimés en caractères d’affiches.

  1. Comme nons ne voudrions pas qu’on nous prit pour un simple Léo Taxil, nous citons notre référence : La Semaine anticléricale, n° 3, du 8 novembre 1879 ; p. 35, Histoire naturelle du Dévot, par le docteur Gaston Delaunay : « Suivant moi, écrit encore le docteur, la religiosité correspond à un petit volume de la tête et s’évanouit dès que le cerveau a acquis un certain développement. Je n’en veux pour preuve que le fait suivant : M. B…, maître de conférences à Saint-Sulpice en 1847, avait la tête tellement grosse que le chapelier de l’établissement lui disait : « Monsieur, je n’ai jamais coiffé de tête aussi grosse que la vôtre. » Qu’est-il arrivé ? C’est que M. B… a fini par perdre la foi et quitter Saint-Sulpice. Aujourd’hui, il est libre-penseur comme vous et moi… » Il est bon que l’on n’oublie pas que ces blagues énormes, en 1880, étaient de la Science (au moins pour les badauds).