Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
TROIS PARMI LES AUTRES

ne pensait à rien, heureuse d’un bonheur d’algue au fond des mers.

Autour d’elle, Bertrand et Suzon racontaient des histoires de collège, de chahuts, inventaient à qui mieux mieux des exploits de leur cru : cela consistait toujours à faire endêver le « prof » ou à « sécher le cours ». Ils fortifiaient ainsi, pensaient-ils, la position avantageuse que chacun occupait dans l’esprit de l’autre.

André, par quelques mots jetés de temps en temps, prenait part à la conversation de Robert et d’Antoinette, qui n’en avaient cure.

Robert, habilement, faisait tourner devant lui cet esprit féminin comme on fait évoluer un mannequin, Antoinette, à demi consciente de la manœuvre, s’y prêtait, mettant en jeu toutes les ressources de son intelligence comme si sa vie en eût dépendu. Et, chaque fois qu’elle éveillait dans les yeux de son interlocuteur cet éclair de surprise, suivi d’une pesée d’attention, qui indique le don total de l’intérêt, elle éprouvait le vertige de la réussite. Cela devint bientôt son seul but, et cet esprit désintéressé, qui avait aimé jusqu’à présent les idées pour elles-mêmes, et s’était toujours efforcé de juger avec détachement, sans souci de l’effet produit, ne fut plus, devant le jeune homme, qu’une courtisane supérieure, avide de plaire. Le témoin qui veillait chez Antoinette au milieu des pires tourmentes s’en aperçut et l’avertit, Robert se demanda pourquoi, tout à coup, ce flot de sang rose aux joues de la jeune fille, pourquoi ce regard vacillant. Cela ne dura qu’un instant : elle reprit son visage calme et continua le jeu, ayant tout accepté, au cours d’un débat intérieur si