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TROIS PARMI LES AUTRES

Tant de calme ne s’accorde pas avec le ton du roman bâti par Suzon en quelques instants. On lui vole son orage. Déçue, elle plaisante avec une nuance de malveillance :

— Le coup de foudre de l’amitié ! « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. » Ces belles aventures ne se voient pas tous les jours.

— Pourquoi pas ? La guerre est un état naturel, la paix aussi est un état naturel. Il s’agit de choisir. En général, on préfère la guerre. Les hommes et les femmes s’avancent les uns vers les autres, armés, sournois, peureux, hostiles — tellement occupés à parer où à porter les coups qu’ils ne songent pas à lever la tête pour boire ensemble au grand fleuve de paix qui coule dans la lumière. C’est l’antidote du philtre d’Yseult. Ceux qui en ont bu se regardent et se reconnaissent avec un étonnement joyeux :

— Tu étais donc si pareille à moi ?

— Tu étais donc mon frère ?

— Comment ne l’avons-nous pas su plus tôt ?

— Et ce que tu as de différent, ce qu’il y a en toi d’étranger à moi, c’est comme un bien perdu que tu me rapportes…

— Viens, partageons. Je ne suis plus ce criminel caressant et féroce…

— Je ne suis plus cette goule avide de ton sang. Compagnon de voyage, compagnon de naufrage, viens, partageons nos provisions de route et que nos épaules s’appuient l’une contre l’autre dans le grand danger où nous sommes, nous tous, les vivants…

— Est-ce que ça ne serait pas mieux ainsi ?

— Ah ! oui, soupirait Annonciade, (Un bonheur