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LA MAISON DES BORIES

Achille… Le prudent Patocle…) des traductions de Virgile et d’Homère (ces raseurs), des formules algébriques, des figures de géométrie ? Où était-il dans tout cela ? Nulle part. N’importe quel bon élève aurait pu tracer à sa place les mots qu’il avait tracés. Alors, s’il n’était pas là, où donc était-il ? Nulle part. Évanoui, perdu, dissous, sans espoir de retour. Ces copies d’écolier n’étaient que fossiles, qui conservaient le grêle dessin impersonnel d’une structure d’esprit commune à toute une classe de ses semblables. Et lui, lui, Amédée Durras, lui, non pas un autre, il avait disparu comme ont disparu les formes de la période pré-carbonifère, dissoutes dans l’impassibilité minérale des roches cristallines. Et chaque jour il se dissolvait, sans espoir. Ses ouvrages, ses ouvrages… Étaient-ils autre chose que des devoirs d’écolier, de vieil écolier émérite ? S’il lui était donné de les relire, trente ans plus tard, n’éprouverait-il pas le même étonnement, la même sensation d’un mur infranchissable entre lui dans le passé et lui dans le présent ? Et si lui n’était pas capable de franchir ce mur à la recherche de lui-même, qui donc le franchirait ? Agenouillé sur le tapis, il fouilla dans le tiroir, en sortit une photographie collée sur un carton glacé, doré sur tranche. Elle représentait un collégien d’une douzaine d’années, posant gauchement pour le photographe, une main ballante, l’autre main appuyée sur le guéridon où reposait sa casquette. De grandes joues pâles, un grand front, des traits bouffis par l’âge ingrat, de gros yeux qui regardaient tristement devant eux, et sur toute sa personne, cet air mélancoliquement hydrocéphale, représentatif et mortuaire qu’ont les chrysanthèmes en pot.

Amédée considérait cette photographie au clair de lune. Lui, ça, lui ? Était-ce possible ? Il avait beau se le répéter, l’idée que ce collégien et lui présent étaient la même personne n’arrivait pas à s’imposer à