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LA MAISON DES BORIES

c’était toujours une seconde trop tard, l’ennemi avait pénétré dans la place, elle n’arrivait qu’à s’enfermer avec lui et personne ne pouvait plus la secourir. D’ailleurs elle ne voulait pas être secourue. Derrière les portes closes elle entamait un duel silencieux, à qui dévorerait l’autre. À ces moments-là il lui était odieux de vivre dans un espace large, où les regards vous assaillent de tous côtés, surtout le regard d’Isabelle, qui voyait tout — et elle se réfugiait dans sa maison du champ de seigle — un caillou déplacé : porte ouverte ; le caillou remis en place : porte fermée. Et alors, les voix qu’elle aimait le mieux pouvaient bien appeler au dehors :

— Ho ! Corbiau, ho !

Elle ne sortait que lorsqu’elle avait complètement épuisé le plaisir sombre du conflit. Cela durait parfois toute une après-midi. Sans un mouvement, allongée au creux du sillon, à plat ventre, le menton appuyé sur ses bras nus, qui garderaient longtemps le dessin brouillé de la face de la terre, les yeux grands ouverts dans le vide, ces yeux aux pupilles larges, qui ressemblaient aux yeux des lémuriens sauf le mince anneau de l’iris, d’un bleu brillant, dont la clarté surprenait dans cette figure brune…

Pour le moment, c’était le reflux. Elle avait oublié son souci et s’amusait avec une coccinelle. Coccinelle, pimprenelle, étincelle, aurait dit la Zagourette en secouant ses boucles. Laurent aurait posé la petite bête sur son index en lui intimant d’un air ardent et péremptoire : « Bouge pas, bouge pas, je vais faire ton portrait ! » Le Corbiau Gentil soufflait dessus et regardait la manière dont elle rentrait les pattes et bombait sa carapace rouge à points noirs, sans faire un mouvement.

Le flux revint, sans que rien l’eût annoncé et l’inquiétude assiégea de nouveau la petite fille. Elle remonta un peu plus les épaules et rentra la tête.