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LA MAISON DES BORIES

vie ? Que pouvait-elle espérer de demain, qui ne fût pas lamentablement pareil à hier ?

Plus tard, bien plus tard, Isabelle trouva par hasard dans un livre une phrase qui disait en quelques mots ce qu’elle avait remâché pendant des mois de tristesse et de solitude : « … Tant d’hommes, qui se contentent d’être pour leur femme la synthèse d’un sexe et d’une profession. » Cette phrase l’éblouit comme une vérité, comme sa vérité. Mais ce n’était qu’une de ses vérités. Car nous pourrions revivre sept fois la même vie en remettant indéfiniment les pas dans nos pas, faire sept fois le tour de notre propre vie, banale et mystérieuse, familière et inviolable, sans espoir de voir jamais s’ouvrir devant nous les murailles de la cité.

En réalité, ce qu’elle éprouva pendant ces premiers mois de vie commune, échappait à toute définition. On lui avait tellement répété que l’amour venait après le mariage qu’elle avait essaye de croire, pour une fois, ce que les autres lui avaient dit — de faire confiance à son mari, d’attendre le miracle en faisant taire cette voix qui lui criait que ce n’était pas la peine d’attendre, car il ne se produirait jamais rien, car jusqu’à la fin ce qu’il appelait son amour ressemblerait à une meurtrière vengeance, car jusqu’à la fin, elle ne ressentirait qu’un désir en face de cet amour : fuir, fuir au bout du monde, pour ne plus voir le dur glacis de ces yeux bleus où elle n’avait jamais lu : « Ma chérie, comme tu es belle, » ni aucune de ces phrases que les romans prêtent aux hommes quand ils les font parler aux femmes, ces phrases dont elle avait rêvé, comme toutes les jeunes filles, et qu’Amédée semblait ignorer… Non, ce qu’elle lirait toujours au fond de ces prunelles, c’était : « Toi que j’ai choisie, tu vas payer, tu vas payer ! » Payer quoi ? Payer pour qui ? Que lui avait-on fait ? Que lui avait-elle fait ? De quel nom nommer ce qui la guettait