Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/32

Cette page a été validée par deux contributeurs.
26
LA MAISON DES BORIES

l’air à la fois appliqué et distrait. Tout se passait chez elle comme s’il y avait eu une grande distance de son corps à son cerveau et une autre grande distance, une sorte de « no mans’land », entre son cerveau et ce « moi » intime qui assistait aux événements et les jugeait sans pouvoir se manifester, ce « moi » prisonnier d’une muraille de cristal, lent à s’émouvoir mais qui une fois touché, n’oubliait plus. De sorte que tout ce qu’elle apprenait, tout ce qu’elle ressentait, accomplissait en elle un long voyage et creusait sa trace.

Par son aspect, ses membres longs et minces, sa lisse, lourde chevelure noire glissant le long de ses joues, ses gestes flottants et comme suspendus, elle offrait un contraste frappant avec ses cousins, ronds, râblés, de sang chaud, prompts comme des lézards, l’œil vif et le poil brillant. « Dieu merci ! disait Isabelle en levant le menton, ils ne sont pas empaillés ! » Le Corbiau n’était pas non plus ce qu’on appelle « empaillé » ; il y avait même des jours où sa tranquille audace arrachait à Laurent cet hommage : « Non, jamais on ne croirait que tu peux avoir tant de culot ! » Mais il fallait lui laisser le temps du voyage.

Isabelle tirait l’aiguille, au milieu du plus parfait silence. Elle avait oublié tout ce qui n’était pas cette pièce calme, pleine de lumière et ces trois enfants. Ces oublis profonds et foudroyants ressemblaient chez elle au sommeil d’un homme fatigué. C’était une défense de la nature.

Lorsque Laurent se mit à tambouriner sur la table de ses deux poings rageurs et à envoyer des coups de pied aux barreaux de sa chaise, tout le monde sut qu’il était en train de se battre avec son problème d’arithmétique. Les filles levèrent la tête d’un air inquiet. Isabelle soupira et se maudit.

Elle était capable de bien des choses, en des ordres d’idées fort divers, ayant développé dans la solitude