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LA MAISON DES BORIES

La réalité du départ devint brusquement tangible le jour où un acheteur se présenta pour examiner la jument. Heureusement qu’il ne l’emmena pas sur le champ, car Laurent aurait fait un malheur. Il pleurait en tenant Bichette par le cou, jurant qu’il assommerait le premier qui tenterait de lui passer un licol étranger.

Hélas ! l’inéluctable frappe de tous côtés, les victimes jalonnent la route. La Cendrée, la Péronnelle, finissent dans le pot-au-feu, le « grand-idiot-avec-des-plumes-aux-pattes » subit à son tour le sort de son rival, Jeannot lui-même… Il fallut toute la persuasion d’Isabelle pour faire admettre à Laurent qu’un lapin buveur de bière et champion de courses à pied, dût finir comme les autres lapins — mais enfin il vint un jour où Laurent, sanglotant, écrivit sur le carnet de comptes qu’il tenait avec un soin scrupuleux, le prix de sa première trahison : Jeannot, 2 k. 300, trente-cinq sous.

Un soir, la dernière pintade se posa sur le toit, où elle poussa longtemps son cri boiteux et rouillé : kekouek, kekouek, kekouek, kai, kai, kai… Quand le soleil eut disparu à l’horizon, elle s’envola vers les bois, comme l’âme sauvage et mélancolique de la maison des Bories, et nul ne la revit plus.

Un dernier espoir demeurait ; Chientou. Puisqu’on ne pouvait pas emmener Chientou à Paris, on n’irait pas à Paris. Isabelle décida qu’on mettrait Chientou en pension à Saint-Jeoire. C’était donc vrai ? On allait donc partir ?

Encore quinze jours, encore huit jours, encore sept jours… Le jardin dégarni, la maison trop sonore, sans tapis, sans rideaux, l’écurie vide, la basse-cour déserte, Amédée irritable, Isabelle fatiguée, Chientou anxieux, Marie et Antonin détachés, déjà partis en esprit vers une nouvelle place… On s’accroche toujours à l’espoir que tout va se rétablir par miracle, se réinstaller dans l’éternité. Plus que deux jours… que le miracle se dé-