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LA MAISON DES BORIES

À force d’entendre parler de Paris, d’études de collège, les camarades devinrent respectueux, un peu intimidés, et l’idée du départ se colora de prestige. Mais on avait beau en parler, on n’y croyait pas. C’était une imagination plus excitante que les autres, voilà tout. Dans les histoires d’Isabelle, il y avait maintenant trois écoliers, deux filles et un garçon, qui étaient toujours les premiers de leur classe, et qui rentraient chez eux le soir, mangeaient de grandes tartines de confiture, en buvant du sirop d’oranges et travaillaient ensuite bien sagement sous la lampe, dans une pièce qui sentait un peu l’encaustique et l’étoffe. Et dehors, derrière les volets fermés, on entendait rouler des voitures sur le pavé de bois.

Les Carabis voyaient très bien ce qu’elle leur dépeignait, au fond d’une perspective attirante, un peu mélancolique, comme les plaisirs de l’hiver entrevus un jour de printemps. Mais la vérité, c’est qu’ils n’y croyaient pas.

Jamais les fleurs du jardin n’avaient plus vigoureusement fleuri, jamais l’horizon n’avait paru plus vaste, creusé pour loger les montagnes bleues. Les enfants avaient beaucoup grandi, surtout le Corbiau, qui s’allongeait comme les rames de ses pois mangetout. Mais l’essentiel, pour certains yeux attentifs et perspicaces, c’est qu’elle avait repris une mine enfantine et insouciante, après cette longue après-midi qu’elles avaient passée toutes les deux, la petite fille sur les genoux d’Isabelle, se déchargeant lentement, dans ce langage vague et allusif dont celle qui l’écoutait possédait la clef, de son machiavélisme héroïque et puéril, de ses fantômes. Elle n’avait pas prononcé le nom de Carl-Stéphane, mais Isabelle savait aussi ce que ce silence voulait dire, et la petite s’était trouvée exorcisée, ni l’une ni l’autre n’aurait su dire comment, par les voies mystérieuses de l’amour, qui chasse une forme de lui-même pour la remplacer par une autre.