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LA MAISON DES BORIES

son plus grand bonheur et son plus grand tourment, un dieu qui ne la ménageait pas plus qu’il ne ménageait les autres et à qui elle appartenait comme la torche appartient à la flamme, sans pouvoir lui disputer un atome de sa substance. S’il avait su qu’il était complètement vain de tenter de barrer le chemin à cette femme habitée par son dieu, car elle vous aurait renversé et passé sur le corps pour aller où elle devait aller, avec la même impassibilité qu’une lame de fond ou un glacier en marche. S’il avait su tout cela, il aurait peut-être été en mesure de choisir une des deux solutions du dilemme : accepter ce qu’il ne pouvait empêcher ou s’en aller pour ne plus le voir — et la tragédie de leur vie aurait pris fin.

Mais il ne savait rien de tout cela et si quelqu’un le lui avait expliqué à ce moment même, il ne l’aurait pas cru. Il était capable de déchiffrer dans une fissure de roche des histoires millénaires aussi surprenantes que celle-là, mais il était incapable de reconnaître chez un vivant à ses côtés, les raz de marée, les convulsions volcaniques, les sédimentations séculaires et les éclosions foudroyantes longuement préparées par un génie patient et tâtonnant, tous ces phénomènes enfin dont il savait relever les traces sur le visage de la terre, une fois qu’ils étaient accomplis. Mais autre chose était de les surprendre dans leur redoutable activité — et puis Isabelle lui tenait trop à la chair pour qu’il pût lui accorder cette sympathie de l’intelligence qu’il accordait à un caillou. Il ne pouvait que la désirer ou la haïr, parfois les deux en même temps.

En ce moment, il la haïssait, sans plus, car elle lui faisait peur. Oui, à regarder ce visage tendu vers lui, à la fois ardent et calme comme un tison qui se consume lentement, il éprouvait une espèce d’horreur et ce fut la seule confuse perception qu’il eut jamais de cette présence implacable et magnifique qui avait