Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/226

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
220
LA MAISON DES BORIES

sur sa table de chevet, saisit un crayon et du papier et commença d’écrire à son mari. Elle écrivait d’abondance, car cette lettre était rédigée dans son esprit depuis longtemps, peut-être depuis toujours.

La lumière clignotante de la bougie éclairait des files de mots hérissés d’angles, des mots samouraïs qui montaient à l’assaut, lances en avant, sous la protection des boucliers droits, entièrement surplombants, qu’étaient les barres des « t ».

« Le premier choc passé, vous comprendrez que j’ai agi pour le bien de tous. J’espère que vous pourrez refaire votre vie avec succès. J’espère aussi que vous aurez assez de caractère pour ne pas vous inquiéter de l’opinion, si les gens trouvent là dedans matière à baver leur petit venin.

« Quant à la mère d’Anne-Marie, si elle vient vous montrer ses grimaces, montrez-lui la porte. On peut avoir pitié d’une guenon, mais non d’une femme qui a moins de cœur qu’une guenon.

« Pour le reste, je n’ai de comptes à rendre à personne. Je désire que les enfants soient ensevelis avec moi, tous les trois couchés sur mon corps. Et si j’ai encore une faveur à demander, c’est qu’on nous oublie. »

Elle plia les feuillets, les glissa sous une enveloppe où elle traça la suscription : « Pour mon mari. À ouvrir après ma mort, » jeta l’enveloppe dans le tiroir de sa table, souffla la bougie et s’allongea sur le dos, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, les tempes martelées par les battements de son sang.

La tension de son esprit lui tirait douloureusement les globes des yeux. Peu à peu cette sensation s’effaça sous la fièvre montante, qui la cahotait doucement sur une couche de plumes, le tumulte des pensées sombra, son corps flotta…

L’antichambre du songe est parfois vide, entre des parois de silence transparent, parfois peuplée de figures qui parlent.