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LA MAISON DES BORIES

— Eh bien ?… Parle donc !

— Savez-vous ce que c’est qu’un mort vivant ?

— Qu’est-ce que tu racontes ! C’est au moins Laurent qui t’a mis ces âneries en tête. On est mort ou on est vivant, il n’y a pas de milieu. Allons, suis-moi bien. Nous allons faire manœuvrer les pions, simplement pour t’exercer. Regarde bien comment je dispose mes pièces : la Tour, le Cavalier, le Fou…

Elle s’appliquait de toutes ses forces à bien suivre, serrait les lèvres, écarquillait les yeux, mais que c’était compliqué ! Celui-ci qui marche en ligne droite, celui-là qui saute de deux en deux, cet autre qui avance en diagonale… Si seulement elle avait pu leur laisser le temps de voyager dans son esprit comme ils voyageaient sur l’échiquier, — d’accomplir ce long voyage en caravane jusqu’au fond de son esprit, là où se tenait le prisonnier, derrière le mur de cristal… Il n’y aurait rien de fait tant que celui-là ne se serait pas intéressé à ce voyage des personnages noirs et blancs, car c’était lui le véritable partenaire d’Amédée, non pas elle. Elle n’était qu’une petite fille timide, et l’oncle Amédée l’intimidait terriblement. Elle sentait tellement qu’il allait se fâcher si elle ne comprenait pas assez vite ! Aussi elle les retenait tous à la surface, la Tour, la Dame, le Roi, le Cavalier, le Fou, et les simples pions qui marchaient à l’avant-garde, et cela finit par une épouvantable salade de noir et de blanc, — salade dans sa tête, salade sur l’échiquier où tous les personnages gisaient, renversés d’un revers de main.

— Seigneur ! Moi qui te croyais intelligente ! Mais tu ne comprends rien à rien, ma pauvre enfant ! Tiens, range-moi cet échiquier, j’y renonce.

Elle ne se fit pas prier, courut retrouver Laurent.

— Tu sais, c’est impossible, son jeu d’échecs. Je suis trop bête.

Elle était si heureuse de pouvoir lui dire qu’Amédée