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LA MAISON DES BORIES

rêves innommables, journée du lendemain plus affreuse encore et nuit blanche, de peur de dormir et de rêver. Et puis à l’aube, cette idée impérieuse, que j’avais besoin, absolument besoin, pour mon travail, d’un livre de la bibliothèque de M. Durras.

Matinée si lente, si lente que les heures me tiraient sur les jointures des membres comme si j’étais un pauvre diable au chevalet de torture.

Enfin, je puis monter, le cœur horriblement battant. Et tout de suite, en arrivant, je retrouve tout en place : les cris de bienvenue des enfants, le sourire d’accueil, franc et spontané, le ton amical, naturel, qui me met si parfaitement à l’aise : « Vous montez travailler là-haut ? Vous redescendrez pour le thé ? »

Je monte, je m’assieds à la place de M. Durras.

On se défie du haschich, de l’opium, on repousse facilement une vision insensée ou lubrique… qui songerait à se mettre en garde contre une chose aussi simple : être assis dans un fauteuil, à la place de quelqu’un qui est en voyage ?

Je suis là, je feuillette un livre, je prends des notes. De temps en temps, je lève les yeux, je regarde la fenêtre, d’où tombe une éblouissante lumière et quand je regarde à nouveau mon papier, j’y vois des rectangles noirs. Alors pour me reposer la vue, je contemple mon mobilier Empire, ma bibliothèque, mon tapis et la photographe d’une jeune fille qui est ma femme, depuis… Depuis quand ? Depuis deux minutes, deux heures, deux mois, deux ans, deux siècles ? Mais non. Depuis toujours.

Nos enfants jouent en bas, se poursuivent et crient. Tout à l’heure, quand je descendrai, ils se presseront tous autour de moi, notre jeune fils Typhon, qui nous donne les plus beaux espoirs avec, parfois, de l’inquiétude ; notre petite fille solaire qui nous illumine le cœur et notre petite fille lunaire qui est profonde et lente comme une marée, — et puis elle, ma femme, qui