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LA MAISON DES BORIES

le visage dur et morne, l’air d’un reproche vivant ; et lorsque sa femme lui parle, il répond d’un air hargneux qui la fait en une seconde rougir et pâlir et me torture.

Hier, je prends congé de lui vers six heures. En bas, les enfants me retiennent et nous jouons jusqu’au moment de leur dîner, Mme Durras me dit alors : « Vous restez dîner avec nous ? » Je sens que je dois refuser, et j’accepte. Les enfants sont contents, parce que j’irai leur dire bonsoir au lit. À huit heures, M. Durras descend, me lance un regard brusque et surpris ; « Vous êtes encore là ? » Et Mme Durras répond vite en rougissant de sa brutalité : « M. Kürstedt veut bien nous faire le plaisir de dîner avec-nous. » À ce moment, je sens nettement combien je suis lâche. C’est elle qui paiera le plaisir de ma soirée. Je le sens, et je l’accepte. Et je fais mine, comme elle, de ne pas savoir que M. Durras voudrait me voir au diable. Aurais-je jamais pu penser que l’amour était à ce point l’ennemi de l’orgueil ?

Pendant que nous sommes à table une petite souris traverse la pièce en trottant sans hâte, comme chez elle. Mme Durras lui jette des miettes et me raconte que la maison est pleine de souris et de rats. Les rats se cantonnent dans le grenier, mais les souris descendent quelquefois dans sa chambre, le long du mur, derrière la courtine de son lit. « Je frappe du poing sur l’étoffe pour leur faire peur, et on dirait un boisseau de petites noix qui remontent à toute vitesse le long d’un fil. »

— Une nuit, dit M. Durras, j’en ai tué deux avec un embauchoir. Vous rappelez-vous comme elles criaient ?

Elle fait « oui » de la tête avec une moue de dégoût.

De toute la soirée, je n’ai pu chasser de mon esprit la pensée de cette intimité scellée par deux petits tas de chair et d’os écrabouillés sur un mur.