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LA MAISON DES BORIES

caillé et la contemple avec une gravité ahurie. Enfin, il paraît comprendre et fait exactement ce qu’il fallait faire : il se badigeonne le front avec la tranche de concombre. C’est purement merveilleux à voir.

— Merci, dit Carl-Stéphane. Je sens déjà que cela me fait du bien, donc.

Maintenant il faudrait s’en aller. Mais elle a encore quelque chose à faire. Le matin, quand il lui a donné la bille d’agate, elle a été incapable de lui dire le moindre merci.

Elle s’approche de lui, découvre la bille au creux de sa paume moite :

— Regardez. Ça… (elle montre une ligne brun clair) ça, c’est les yeux de ma Belle Jolie. Ça (une ligne brun foncé), c’est les yeux de mon Laurent. Ça (une ligne bleue et brillante), c’est les yeux de ma Zagourette. Et ça (suivant d’un geste circulaire la volute de fumée bleuâtre emprisonnée dans l’agate), c’est tout Carl-Stéphane.

Elle lève sur lui ses larges prunelles noires, serre la bille d’agate dans sa main fermée, porte cette main à son cou et l’emprisonne, la tête penchée entre le menton et l’épaule.

— Voilà. Je vais dormir avec. Mais, s’il vous plaît, ne le dites à personne.

Elle disparut, trottant sur ses pieds nus, dans sa longue chemise de nuit, avec cet air de rat apprivoisé qu’ont tous les enfants qui trottent pieds nus en chemise de nuit.

Carl-Stéphane penserait qu’il a rêvé si son front n’était encore poisseux de lait caillé au concombre. Il va et vient dans sa chambre. Trop de choses s’agitent en lui depuis ce matin, trop de joie, trop d’élans, une certitude trop merveilleusement triomphante qu’il a rencontré sa destinée. Heureuse ou malheureuse, il ne sait. Mais enfin elle est venue, il connaît son visage : des sourcils hauts, attentifs, une