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LA MAISON DES BORIES

qui consiste à déchiffrer l’histoire de la Terre dans ses plis pétrifiés. Mais à quoi sert de connaître à fond chacun des moellons de sa prison, si ce n’est pour étudier les moyens d’en sortir ?

Je me suis quelquefois demandé, en l’écoutant s’il n’était pas lui-même en voie de pétrification, en train de retourner au minéral.

Hier, vers le soir, comme le soleil déclinait, nous sommes arrivés dans une combe plantée de châtaigniers magnifiques. Une herbe épaisse, un ruisseau qu’on entendait sans le voir. J’ai demandé qu’on s’arrêtât un moment, pour jouir de cet endroit et de cette heure, de la lumière oblique, si dorée, si légère. Par ces belles fins de jour, j’ai l’impression que le monde prend une conscience accrue de sa vie propre, un grand désir joyeux de persévérer dans son être et qu’à aucun moment un arbre n’est plus arbre, un chat plus chat, une femme plus femme… Mais quand on parvient à ce point extrême d’accomplissement, on atteint en même temps à l’extrême instabilité et ce renforcement crépusculaire de la nature des choses appelle la nuit, qui dissout les formes et confond les souffles. Aussi son éclat bref est-il particulièrement exquis.

Je regardai M. Durras, insensible, inchangé. Il se tenait debout, adossé à un arbre, indifférent à l’heure, au paysage, prêt à repartir de son pas infatigable et régulier, car il marche comme on imagine que le Juif Errant doit marcher.

Brusquement, l’idée me vint, — non, la certitude qu’une condamnation pesait sur cet homme. « Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Ils ont des oreilles et ils n’entendent pas. » Oui, mais à qui la faute ?

Il est condamné à traverser la vie sans rien voir, sans rien entendre de ce qui fait la douceur de la vie, la sienne et celle des autres, et je pense à ces autres… Doivent-ils être punis aussi ? Pour quelle faute ?