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VI


19 juin. — C’est une chose singulière que de vivre du matin au soir, seul dans la montagne avec un homme qui vous est aussi étranger le sixième jour que le premier, alors qu’il y a entre vous et lui un terrain commun, des préoccupations identiques, une même culture. Si je partais demain, il m’oublierait, je l’oublierais, notre rencontre n’a rien créé, — ou plutôt il n’y a pas eu rencontre, puisque je n’ai jamais eu un instant l’impression de l’avoir rejoint, d’avoir touché quelque chose de son être qui lui appartînt en propre.

Chaque fois que j’essaie de le faire sortir du domaine des choses apprises, il se dérobe avec une sorte de répugnance. Je puis maintenant prévoir ses déductions, tracer d’avance le trajet de sa pensée et je dirais presque, prononcer avant lui les mots qui vont sortir de ses lèvres, s’il n’en savait beaucoup plus long que moi sous certains rapports. Mais à défaut des matériaux, leur arrangement m’est connu. Et avec cela, je demeure absolument sans lumière sur la manière dont il envisage les choses essentielles de l’existence — l’amour, la beauté, le bien et le mal, la destinée. Mais qu’est-ce qui existe pour lui ? Un drame d’Eschyle, par exemple, n’existe pas, une mélodie de Schumann n’existe pas, un bel arbre avec le geste de ses branches, n’existe pas. Rien n’existe que ce qu’il a appris. Et certes, il est passé maître dans cette science