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LA MAISON DES BORIES

Ou plutôt, soyons précis : je ne me suis pas rendu compte de cela tout de suite. C’est ce soir, pendant le dîner, que j’ai compris et défini de cette manière mon impression du matin. Oui… une douceur de carton offerte à ce mari, une patience de carton, une femme tout entière de carton peint, une effigie — et derrière cette effigie un foyer vivant et brûlant, un rayonnement de flamme orange. Voilà mon impression.

« Et lui ? Je ne sais encore que penser de lui en tant qu’homme.

« Un caractère difficile. C’est visible. Irritable et autoritaire et probablement violent. Mais quoi ? Cela ne me donne aucune lumière sur lui. C’est comme si je savais qu’il est dyspeptique ou rhumatisant. Et après ? Cela ne concerne pas son âme.

« Aucune communication directe, intuitive, entre lui et moi. En sa présence, ma pensée gèle, je me sens stupide. Pourquoi ?

« Autre chose : il m’est impossible de fixer ses traits dans ma mémoire. Vague souvenir d’un visage intelligent et froid. Dès que je ne regarde plus ce visage, je l’oublie. Pourquoi ?

« Il me sera certainement d’un grand secours pour mon travail, et je pense aussi lui rendre service en traduisant ses ouvrages. Mais pourquoi suis-je à l’aise en face de sa pensée écrite et si mal à l’aise en face de l’homme lui-même ? Dans son bureau, ce soir, nous causions depuis de longues heures déjà. Ou plutôt il parlait, car j’ai dit fort peu de choses et des plus ordinaires… Ah ! encore ceci : il parle beaucoup et très bien, mais il est le contraire d’un homme communicatif.

« Donc, il parlait, en jouant machinalement avec toutes sortes de petits objets qu’il prenait et déposait sur son bureau. Pourquoi m’a-t-il fait penser à un prisonnier essayant de se donner le change ?

« Il y avait une si belle lumière à cette heure-là,