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LA MAISON DES BORIES

veux noirs et ses larges yeux, elle n’a rien dit du tout en me confiant une petite main sensible comme une souris, qui s’est d’abord rétractée, puis livrée, puis reprise et immédiatement enfuie. Quelle drôle de petite fille ! Timide ? Oui et non. Non, plutôt. C’est quelque chose de plus profond que la timidité.

« Mme D… regardait ses enfants et me regardait. Encore une fois, je fus frappé d’un changement d’expression de sa physionomie. Elle avait l’air calme et attentif, clignait légèrement des paupières en les contemplant, la tête en arrière, comme un peintre qui juge de son ouvrage, puis ouvrait les yeux tout grands en reportant son regard sur moi. Où donc, ou donc avais-je vu le même rythme, la même expression orgueilleuse et paisible ? Et soudain je me rappelai : la lionne du Tiergarten, qui regardait alternativement ses lionceaux et le public, fermant et ouvrant ses yeux d’or tour à tour pleins d’amour et d’un dédain superbe.

« Avec tout cela, j’avais complètement oublié le principal mobile de mon voyage. Et quand M. D… est apparu sur le seuil en disant à sa femme d’un air mécontent qu’il nous attendait au salon depuis dix minutes, c’est alors seulement que je me suis rappelé ce qui m’amenait ici et il m’a semblé que je tombais de la lune. Mme D… nous a excusés en souriant, — mais malgré ce sourire, ce n’était plus la même femme : un air détaché, poli, mondain, plus rien de la flamme dont elle brûlait tout à l’heure. Ce dernier avatar n’est pas le moins étonnant de la part d’un être qui, de la tête aux pieds, m’avait paru authentique, engagé tout entier à chaque instant dans tout ce qu’il fait ou ce qu’il dit. Est-ce forcer mon impression ? Il m’a semblé qu’à partir du moment où son mari est arrivé, elle ne faisait plus que jouer un rôle avec le faux naturel des comédiens qui donnent faim au public en faisant mine de manger un poulet de carton.