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LE RAISIN VERT

La petite fille faillit sauter de la table, pour courir à lui et l’embrasser devant tout le monde. Oh ! ce Laurent ! Elle l’aimait, ce Laurent, comme une dévote aime son évêque. Mais quoi ! comme disait Isabelle, « si vous perdez votre sens critique devant un évêque, vous n’êtes rien du tout ! »

À présent, Lise vibrait d’enthousiasme de la tête aux pieds. Un mouvement se propageait dans ses membres, dans le cours même de son sang, qui la soulevait, l’aspirait au zénith de l’espace intérieur. Elle voyait la salle, les couples qui dansaient une berline, le dos fatigué de la « tapeuse », la flamme des bougies qui éclairaient le piano — une olive de feu avec un noyau bleuâtre autour du petit germe noir qui se consume — et il lui sembla soudain qu’elle avalait la flamme, dans un grand éblouissement. L’image de Laurent en reçut un vif éclairage, comme ces paysages nocturnes que la lumière de la foudre illumine d’un seul coup, jusqu’au fond de l’horizon. L’image de Laurent et ce que Lise savait de Laurent, sans savoir qu’elle le savait, et cette découverte prit une telle vivacité, qu’il lui était impossible de la garder pour elle toute seule. D’eux-mêmes les mots venaient à l’esprit et se plaçaient dans un moule préparé pour les recevoir.

— Écoutez, écoutez, s’écria-t-elle en étendant ses mains vers ses auditeurs, toute haletante, je… je vais vous dire un autre portrait de Laurent. C’est… c’est un impromptu. Vous avez de la chance. Écoutez :

portrait de mon frère laurent, depuis son entrée
au collège du saint-esprit:
Autrefois, mon frère Laurent était tout plein d’innocence,
C’était chic,
À présent, quel embêtement, il voit partout : Défense, défense !
Ça, c’est le hic.