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LE RAISIN VERT

pens et Lise n’offrit plus au regard impatient de son père qu’un visage profondément distrait.

Isabelle toussota pour rappeler son attention :

— Allons, mange.

Peine perdue. L’esprit de Lise s’était absenté de la sensation sans agrément. Et si M. Durras n’avait pas encore éclaté, c’était bien à cause de la préférence marquée qu’il avait pour sa fille, dont les ressources de ruse féminine lui en imposaient toujours, flattant chez lui un secret penchant. Mais la colère le gagnait, devant cet aveu naïf d’une délicatesse sensorielle qu’Isabelle s’attachait à cultiver.

Trois regards anxieux le surveillaient. Lise allait-elle payer d’une gifle le tort d’avoir été douée d’un palais exigeant ? Laurent marmotta, fixant sur sa sœur un œil intense et péremptoire :

— Lise, mange ton gâteau.

Un moment se passa et la voix de Lise répondit de loin, blanche, errante, somnambulique et tout à fait dénuée de précaution :

— Pourquoi faire ? Il est mauvais.

— Vraiment ! dit M. Durras. Eh bien, moi, je l’ai trouvé bon. Mange ton gâteau et plus vite que ça. Tu m’entends, princesse ?

— Princesse ? répéta Lise, toujours absorbée. Et tout à coup elle se mit à rire en regardant le chausson qu’elle tenait à la main :

— Oh ! de quelle pâte vous êtes, baron ! Non, non, vous n’êtes pas ce qu’on appelle une bonne pâte ! Et je m’en vais pourtant, princièrement, vous a… valer, conclut-elle, la bouche pleine, tout à fait réconciliée avec ce mauvais gâteau, du moment qu’il n’était plus un gâteau.

Un faible feu de plaisir vagabond vacilla un instant au fond des prunelles d’Amédée. Il regarda sa femme, disposé à sourire. Mais elle, à ce moment, une moue mélancolique gonflant l’arc sinueux de sa lèvre