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LE RAISIN VERT

— Tu as l’intention d’adopter ce métier ? demanda Isabelle sans s’émouvoir.

— Dame ! répondit Laurent d’un air de défi.

— Alors, reprit Mme  Durras, tes sœurs et moi, nous irons ramasser les sous sur le pavé ? Laurent bondit sur ses pieds :

— Vous ! Toi ! Tu… Tu…

— Dame !…

Tous les deux se mesurèrent du regard, elle, lui offrant l’inusable patience maternelle, le reproche triste de ses yeux et cette lucidité qui éveillait la révolte impuissante de M. Durras. Et le petit garçon, ramassé sur lui-même, l’œil sombre et brûlant, semblait vouloir se ruer contre un rempart.

Il l’attaquait du torse et du front et, déjà, la force rageuse de l’adolescence durcissait ses épaules et ses tempes étaient chaudes et douloureuses, comme chez les bouvillons, quand deux bosses s’élèvent à la place où pousseront les cornes, écartant en étoile le pelage rêche. Ainsi, derrière ce front de petit garçon, se forme la pensée qu’il ignore encore, mais dont la puissance latente creuse ses joues, contracte ses mâchoires et pose un instant sur ce visage enfantin le masque fiévreux de ses quinze ans :

— Tu es la seule ici, la seule qui m’empêche de faire ce qui me plaît. Ce n’est pas lui qui me gêne, c’est toi. C’est toi qui m’obliges à travailler, à me tenir droit, à me nettoyer les ongles, à ne pas mentir, à retirer mon béret pour parler aux dames, et quoi encore ? S’il n’y avait que lui, je serais bien tranquille. Qu’il me mette donc pensionnaire, au moins je ferai ce que je voudrai, tout en ayant l’air d’obéir. Les punitions, tu sais, ça m’est égal. Mais toi, quand je fais le mal, tu souffres, je le vois dans tes yeux, et je t’en veux parce que tu souffres à cause de moi. Tu me gênes, comprends-tu ? Je veux avoir les ongles sales, descendre dans la rue en pantoufles, cracher par terre,