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LE RAISIN VERT

Le Corbiau, qui était assise sur le canapé, en train de broder un napperon au point de croix — un de ces travaux insipides dont elle aimait le bercement — leva la tête en l’entendant venir et, dès qu’elle eut vu son visage, courut s’abreuver à la source brûlante de cette colère.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Et son cœur battit durement pour Laurent menacé et son gosier se serra et devint râpeux comme si elle avait mangé des prunes vertes.

— Tu ne peux pas comprendre, disait Isabelle. Tu n’as jamais été en pension, toi. Vous avez toujours vécu comme des oiseaux en liberté, comme tous les enfants devraient vivre. Mais moi, qui ai passé huit ans en cage, quand j’y pense…

— Tu étais très malheureuse ? demanda le Corbiau.

Elle le savait bien. Mais elle voulait entendre une fois de plus la chronique de la pension Saint-Léger, voir surgir le fantôme papelard, mamelu, despotique et dévot de Mlle Sibylle, qui avait élevé « dans les bons principes » toute la bourgeoisie féminine d’une ville de province et une partie de l’aristocratie.

— Vieille horreur ! Sais-tu à quoi elle ressemblait ? À une grosse araignée des vignes, celles qui ont le ventre en bouclier et deux petits yeux faux au-dessus du ventre. Quand elle marchait, ses médailles faisaient clic, clic, contre son chapelet de buis. Et pourtant, je lui dois une fameuse expérience, à Mlle Sibylle : jamais je n’oublierai ce vendredi de Carême où je suis entrée à l’improviste dans sa salle à manger pour lui demander une dispense, parce que son omelette à l’huile de colza me donnait la nausée et où je l’ai trouvée à table devant une dinde froide. Oui, mon Corbiau, c’est ce jour-là que le doigt de Dieu m’a ouvert les paupières et que j’ai cessé de croire à tout ce qu’on me racontait…