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LE RAISIN VERT

émerveillement toujours nouveau le chef-d’œuvre de pierre, de verdure et de ciel, dans sa fluide réalité.

— Achetez-moi mes petites fleurs, dit une voix de camelot derrière elle. Achetez-moi les violettes du mutilé.

C’était un homme d’une quarantaine d’années, coiffé d’une casquette et qui n’avait plus qu’un bras. Une courroie passée sur son épaule retenait un éventaire sur lequel étaient piquées des violettes en celluloïd, montées sur une épingle. Petit et mince, il montrait un visage d’ouvrier fin, aux joues creuses, barré d’une brève moustache. C’était là une des cellules mutilées de ce gentil peuple que la guerre avait haché dans son corps et que la paix allait terrasser dans son âme, en le livrant au culte de l’argent.

Celui-ci n’était pas encore vaincu. Comme Lise, qui venait de choisir une violette sur l’éventaire, lui tendait une pièce en échange, un sourire éclaira ses yeux tristes :

— Pasque vous êtes une mignonne, dit-il, vous en aurez deux pour le même prix. L’autre sera pour votre doux ami.

Lise sourit à son tour, charmée par ce langage.

— Je n’ai pas de doux ami, dit-elle. Merci quand même.

Le mutilé lui jeta un regard attentif. Et tandis qu’il la regardait, une très vieille, douce et triste sagesse montait du fond de ses yeux marrons, petits, légèrement enfoncés dans leurs orbites. Il hocha plusieurs fois la tête et parla enfin, comme parlent les oracles :

— N’attendez pas trop, mignonne. C’est à dix-huit ans, voyez-vous, qu’il faut goûter l’amour. Après, ce n’est plus jamais aussi bon.

Le sourire reparut sur ses traits, plein d’une mélancolie et d’une gentillesse fraternelles et, touchant de sa main valide le rebord de sa casquette, l’homme s’en fut.