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LE RAISIN VERT

n’était pas à la hauteur de l’idée qu’elle s’en faisait, elle avait beaucoup plus de peine à accepter que la vie ne fût pas conforme à l’idée qu’elle s’en était faite.

Par réaction, elle adoptait une tournure d’esprit d’un réalisme agressif et la plus vengeresse crudité de langage.

Le vestiaire du lycée n’était plus que ce lieu banal où l’on dépose des vêtements. Et parfois, Lise jetait un coup d’œil noir de rancune aux portemanteaux d’où s’élevaient naguère les enchantements.

C’est pourtant là qu’elle vint se réfugier, un matin qu’elle n’en pouvait plus. Une élève de la classe, Jeannette Le Goupy, venait de perdre son frère, un soldat de vingt ans, qu’on avait vu encore, au début de la guerre, venir chercher sa sœur au parloir, ses livres sous le bras.

Jeannette montrait une pauvre petite figure lavée de larmes, que l’on osait à peine regarder. Et elle avait confié à l’une de ses amies : « Tu penses, si je m’en moque, à présent, des examens ! Si je suis reçue au bacc, ça ne me fera plus aucun plaisir… »

De quelque côté que Lise se tournât, elle n’y pouvait échapper. Il y avait, dans le monde, la mort du frère de Jeannette.

Et c’est au vestiaire qu’elle vint chercher du secours, ayant prétexté un malaise pour quitter la classe. Accrochée aux manteaux, elle les adjurait :

— Est-ce que vous pouvez l’admettre, qu’on nous tue nos frères ? Est-ce que ça peut mourir, un frère ? Les maris qui sont tués, bien sûr, c’est triste. Les pères, aussi. Mais les frères… non, ça ne passe pas.

Elle fondit en larmes en songeant que Jeannette dont les parents étaient riches, ne saurait plus que faire de son argent de poche. À quoi servirait l’argent de poche des sœurs, sinon à combler le déficit intarissable des budgets des frères ? Tout l’argent de Jeannette était mort avec le lycéen d’hier.