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LE RAISIN VERT

Ce fut un peu plus tard que le nom de celui auquel il pensait vint à ses lèvres.

Ils étaient allés se promener dans le joli jardin public étagé en terrasses, d’où l’on découvrait la ville avec ses toits couleur de tourterelle et les méandres d’un fleuve clair et paresseux, emportant dans son cours l’image renversée du ciel.

En d’autres circonstances, ce spectacle eût suffi à les rendre heureux. Mais le temps n’était plus au bonheur. Et tous les quatre sentaient passer sur eux comme une herse les heures de ce bel après-midi de juin dont chacune rapprochait le moment de la séparation.

Laurent venait de passer l’examen d’élève aspirant. Bientôt il irait dans un camp achever son instruction, puis il ferait partie, infiniment petit, infiniment seul, d’une nouvelle pelletée de vies humaines jetée dans le brasier.

C’est à cela qu’ils pensaient tous et le même souvenir leur revenait à la mémoire.

À un détour du jardin, Laurent se trouva seul avec le Corbiau — et la hantise commune se formula :

— Tu te rappelles, Corbiau, quand papa est parti, ce qu’il m’a dit sur le quai de la gare ?

Le Corbiau inclina la tête et sa voix douce et neutre, qui ne s’étonnait, ne se réjouissait, ne s’affligeait jamais de rien, restitua fidèlement l’adieu ambigu de M. Durras :

— Eh bien, adieu, mon garçon. Tu y coupes, toi. Tu as de la chance. J’ai toujours pensé que tu étais né sous une bonne étoile. Allons, sois convenable, ne fais pas trop enrager tes sœurs et si je ne reviens pas, tâche de décrocher tout de même ton bachot…

— Bien, dit Laurent. Au fond, si on lui avait montré sa vraie pensée à ce moment-là, il aurait été horrifié… N’est-ce pas ?

À nouveau, le Corbiau inclina la tête pour dire oui.