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VIII


Ils achevaient de déjeuner tous les quatre, dans la petite chambre que Laurent avait louée en ville, pour venir y passer ses heures de liberté.

Presque un déjeuner d’autrefois… Laurent leur avait joué, entre deux bouchées, des scènes prises sur le vif où l’on voyait défiler tous les personnages de sa vie nouvelle, depuis l’adjudant instructeur qui apprenait aux recrues à s’orienter la nuit et qui disait, jetant à l’étoile polaire le regard de « celui à qui on ne la fait pas » : « Celle-là, là-haut, c’est la Polaire. On prétend qu’elle est fixe, mais je n’en suis pas plus sûr que ça » — jusqu’à l’infirmier qui ne connaissait les malades que sous les appellations de Mon-Cochon et Mon-Salaud et qui s’amusait à chauffer le bord des ventouses pour faire des ronds sur la peau.

Le clown triste l’emportait visiblement sur le clown gai — mais, bon gré mal gré, il fallait rire, tant le personnage était bien saisi.

— Il n’y a rien de changé, se disait Lise avec allégresse.

Si pourtant, il y avait quelque chose de changé. Laurent, au dessert, lui donna sa part. C’était la fin d’un monde. Elle en eut le cœur si serré qu’elle ne put toucher aux gâteaux, et Laurent, regardant l’assiette pleine, murmura comme pour lui-même, avec son bizarre sourire de la narine droite :

— Ils ne viennent pourtant pas de chez le boulanger de la rue Saint-Antoine…