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LE RAISIN VERT

refusée, qui vivait à côté d’eux, partageait tout avec eux et ne livrait rien d’elle-même. Pourquoi n’avait-elle plus d’amies ? N’aurait-elle pas pris au tragique, secrètement, l’abandon d’Emmanuelle qui avait quitté le lycée pour un collège de jeunes filles situé aux environs de Paris et ne lui donnait presque jamais de ses nouvelles ?

« Toujours dupe ! pensait Isabelle. Comment l’empêcher de se livrer à la merci des autres, comme elle le fait ? »

Un jour, le Corbiau se retourna, sentant peser ce regard sur sa nuque. Elle sourit, de son lent sourire qui naissait des paupières et gagnait peu à peu tout le visage : « Ne te tourmente pas, dit-elle. Je ne me suis jamais sentie aussi bien. » Isabelle, sans répondre, s’enfuit dans sa chambre et fondit en larmes. « Je vieillis, se dit-elle. Voilà que je pleure sans raison. »

Aussi entreprit-elle de réagir, avec un entrain redoublé par les difficultés. Pour déjouer l’hiver acéré et bleu comme une lame, elle sortit d’un placard de vieux patins rouillés qu’elle mit à baigner dans du pétrole, et, se souvenant de sa jeunesse, elle entraîna les enfants sur les ruisseaux gelés du Bois. Laurent à cette époque était encore là. Ils connurent d’admirables jeudis blancs, tandis qu’un soleil rouge descendait entre les branches.

Le teint animé, les yeux brillants, le Corbiau perdait cet air d’absence qui l’isolait de plus en plus fréquemment au milieu de ses proches et l’entourait d’une zone froide où personne n’avait envie de s’aventurer. « Elle se réveille, bougonnait Laurent. Pas malheureux ! »

Rentrée à la maison, la jeune fille allait s’asseoir aux pieds d’Isabelle, qui faisait griller sur le couvercle du poêle à pétrole des tartines de mauvais pain qu’elle enduisait ensuite de graisse d’oie, à défaut de beurre :