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LE RAISIN VERT

tante, mais qui tâchait à se rendre invisible, contenue par la timidité profonde de l’amour.

Était-ce bien Isabelle, cette ombre muette qui arrivait sans qu’on l’entendît, traversait une pièce sans déplacer l’air, déposait doucement sur les genoux de la jeune fille plongée dans ses livres la couverture la plus légère et la plus chaude qu’elle avait pu trouver et se retirait comme elle était venue ?

Quelquefois, sur le seuil de la pièce, elle se retournait et là, immobile, semblait ausculter l’espace, comme jadis, dans la chambre des Bories, lorsqu’elle flairait la nuit et tâtait le silence avant de leur confier les enfants endormis.

Son regard voyageait du méchant poêle à pétrole qui représentait leur seul moyen de chauffage aux fenêtres où elle avait cloué des bourrelets pour empêcher la bise.

Puis il allait chercher plus loin : les privations, les mauvais aliments, la disette d’argent paralysante, (le krach russe allait achever de les ruiner), l’ambiance déplorable, avec les « queues » dans la neige à la porte des boutiques, les rumeurs de révolte qui montaient du peuple tailladé, les blessés par les rues, les manchots, les aveugles, les troncs humains roulant sur des pneus, les horribles faces bouillies qui se promenaient au bras d’une femme faussement allègre, et cette ligne infernale qui barrait la France, du nord à l’est et sur laquelle les stratèges de café piquaient des drapeaux…

« Comment faire, semblait dire le regard d’Isabelle. Quel rempart inventer, pour écarter cela d’elle avant qu’elle n’ait pris toute sa force ? Elle se défend si mal, cette petite ! »

Et ce regard allait plus loin encore, et, se posant sur la nuque inclinée, que couronnait maintenant une double tresse de cheveux noirs, semblait vouloir pénétrer dans cette âme secrète, à la fois si donnée et si