Page:Ratel - Isabelle Comtat, Le Raisin vert, 1935.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5
LE RAISIN VERT

de reprendre des carottes. Je t’ai vu, tu as fait semblant d’en manger.

Tout le monde se taisait et ce silence semblait supplier Laurent de reprendre des carottes qu’il détestait notoirement. Cependant le garçon ne bougeait pas, le regard de M. Durras devenait effrayant, Marie se changeait en statue, les petites filles pâlissaient de plus en plus et l’ombre du lustre à douze branches régnait énorme, sur la nappe.

Dans le silence, Isabelle étendait le bras et avec un bruit clair, presque blessant, de la cuiller contre la porcelaine, elle puisait dans le plat trois carottes qu’elle mettait dans l’assiette de Laurent.

— Encore ! disait M. Durras, ne faites pas semblant, je suis là.

Mais Marie, d’un air naïf, avait emporté le plat.

Lentement, lentement, Laurent mangeait ses trois carottes. Et le roulement d’un fiacre qui passait dehors, brouillé par la boiterie quadruple des sabots, semblait traverser la pièce de bout en bout.

C’était une grande pièce rectangulaire, orientée au couchant, qui faisait suite au salon et au bureau de M. Durras. Elle donnait, comme eux, sur une paisible avenue bordée de platanes qui prolongeait l’axe de Paris de l’est à l’ouest. Aux moments heureux, on en aimait le calme et, vers cinq heures, la douce lumière oblique, couleur de miel, qui errait sur le bois patiné des vieux meubles. Aux moments d’angoisse, comme celui-ci, on se trouvait oppressé par les fausses boiseries couleur chocolat et par les bruits orphelins qui montaient de l’avenue, comme ce roulement de fiacre ou la vocifération volante d’un camelot qui criait la Presse d’une voix enrouée, sans ralentir sa course.

Lorsque la conversation reprenait, Laurent n’était plus le même.

Une contraction tétanique raidissait son cou, ses