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LE RAISIN VERT

Et depuis quand, demanda Emmanuelle frémissante, depuis quand, monsieur, avez-vous fondé cette honorable ligue ?

Laurent se mit debout en face d’elle pour lui jeter :

— Depuis que toutes les femmes se conduisent comme des catins, mademoiselle.

Le geste d’Emmanuelle fut si prompt qu’elle-même en resta stupéfaite et qu’elle saisit dans sa main gauche, comme pour la retenir après coup, la main qui venait de s’abattre sur la joue du garçon.

Un grand silence se fit.

— Je regrette… balbutia la jeune fille.

Laurent parla enfin, sans bouger, les poings serrés le long du corps.

— C’est la première fois, dit-il d’une voix sans timbre, que je reçois une gifle sans en rendre deux. Si je ne vous l’ai pas rendue, ce n’est pas parce que vous êtes une femme. Je ne respecte pas les femmes. Je respecte des femmes. Celles qui sont quelqu’un. Ça n’en fait pas beaucoup. Et si je ne vous l’ai pas rendue, c’est à cause d’Anne-Marie. Parce que c’est à elle que j’aurais fait mal. Elle, pour moi, c’est quelqu’un. Mais vous… vous ? reprit-il avec un rire insultant, vous êtes moins que rien. Tu viens, Jacques ?

Le silence persista un moment encore après leur retraite, jusqu’à ce que les efforts de Lise eussent rétabli un semblant d’entrain. Le Corbiau, très calme, pensait :

« J’ai perdu. Emmanuelle ne me pardonnera jamais. Pourquoi est-ce que je suis si tranquille ? On dirait que je m’y étais attendue depuis le commencement… »

Le dîner fut silencieux. Isabelle, qui s’était réjouie de les voir si gais à l’heure du goûter, sentait que le vent avait tourné. Mais elle s’abstenait de poser des questions…