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LE RAISIN VERT

ton fier, l’œil calme et réfléchi, il regardait tout autour de lui et déclarait : « Cela prend tournure, » d’un ton satisfait, compétent, comme s’il eût possédé une longue pratique des emménagements.

« C’est peut-être encore une « vocation », chez lui ? se demandait Amédée avec ironie. Il en a tant, paraît-il ! La peinture, parce qu’il barbouille, la sculpture, parce qu’il gâche de la terre à modeler, la poésie, parce qu’il retient facilement les vers, et Dieu sait quoi ! Moi, j’appelle cela un paresseux touche-à-tout. Les gens trop doués n’ont jamais rien fait de bon dans la vie. »

Son regard devenait plus brillant, l’intelligence réveillée l’animait d’un feu bleu, tandis qu’il se représentait Laurent détruit par sa propre richesse. Pour un moment il le tenait à sa merci, cet impudent garçon, son fils, son rival, celui qui prétendait réussir là où lui-même avait échoué.

N’avait-il pas réussi déjà ? Il était aimé. Sa mère, ses sœurs, n’avaient pour lui qu’indulgence. Et déjà la nouvelle bonne, Marie la Savoyarde aux naïfs yeux bleus, inventait pour lui des surnoms d’amitié et le consultait sur le choix des menus.

Tout agité d’une sourde rancune, M. Durras percevait soudain une phrase tranquille : « Tu avais raison, mon gros, le plat de Delft est mal éclairé, nous le changerons de place. »

Un débat s’ensuivait, entre Isabelle et les enfants, sur le choix d’un emplacement pour le plat de Delft. Personne ne songeait à demander l’avis d’Amédée. Et lui, qui s’était désintéressé jusque-là des soucis de l’installation et qui ne voyait aucune raison pour que le plat de Delft fût là plutôt qu’ailleurs, il leur en voulait cruellement de négliger ainsi son opinion.

Alors, comme on avait sonné Marie et qu’elle se préparait à desservir, il arrêtait son geste :

— Un instant, Marie. Laurent, fais-moi le plaisir