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LE RAISIN VERT

Isabelle douta du sens de son cauchemar. Bien que la lettre fût datée de l’avant-veille, il semblait que la présence du message affirmât l’existence de celui dont il émanait. Et pourtant ces lignes brèves et laconiques, sans indication de lieu, provenaient d’une zone de vie terrestre presque aussi difficile à concevoir que l’au-delà. Depuis cinq semaines, Amédée était l’un des habitants de cette zone, l’un des acteurs du drame inimaginable. Les siens essayaient de se figurer son existence sans y parvenir et c’était bien la première fois que leur pensée s’efforçait de le suivre, au lieu de céder à l’oubli comme à un repos nécessaire. C’est qu’aussi, pour la première fois, il représentait une protection au lieu d’incarner une menace. La guerre, tardivement et à son insu, l’avait rétabli dans son rôle de père.

Quand la lettre eut circulé de main en main, Isabelle la replia et murmura pensivement : « J’ai fait un rêve affreux… »

Les petites la regardèrent avec inquiétude tandis qu’elle leur contait ce rêve. Mais Laurent s’écria violemment qu’elles étaient absurdes, toutes les trois, d’attacher de l’importance à de pareilles histoires de bonnes femmes. Il paraissait si bouleversé qu’elles se turent.

Les jours suivants, Isabelle remarqua qu’il épiait avec anxiété l’arrivée du facteur. Et lorsqu’il le voyait franchir la grille du jardin, le pourtour de ses lèvres blanchissait, comme jadis, enfant, lorsque son père s’avançait sur lui pour le frapper.

Ce fut lui qui reçut entre ses mains l’enveloppe timbrée au cachet du corps d’armée, portant la suscription d’une écriture étrangère à l’adresse de Mme  Durras.

Isabelle s’avança aussitôt : « Donne, » et tous les trois se serrèrent silencieusement autour d’elle, tandis qu’elle lisait d’une voix étouffée les quelques lignes