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LE RAISIN VERT

ment, avec des pauses et sur le ton de quelqu’un qui énonce les termes d’une énigme pour tâcher de la résoudre :

— Quand on a un ennemi… la personne de cet ennemi vous hante… Quand on est hanté… on voudrait se débarrasser par tous les moyens… Et on rêve à des choses… dont on aimerait mieux ne pas se souvenir…

Un grand silence s’étendit, et la voix de M. Durras conclut, sèche, définitive :

— Je ne comprends pas. Je n’ai jamais eu d’ennemi.

Et tout à coup le son déchirant de la colère, de la souffrance et de la peur qui explosent dans la poitrine d’un jeune garçon, balayant tous les remparts élevés par la volonté :

— Eh bien, moi, j’en ai un, tu entends ! Et plus d’une fois, j’ai eu envie, j’ai, j’ai, j’ai, j’ai eu envie… de… de… de…

Une ombre rapide est passée devant le Corbiau, talonnant le parquet de ses pieds nus. Et le mot que Laurent allait lancer reste dans sa gorge, lorsqu’il voit entrer sa mère, en robe de nuit, les cheveux défaits.

— Que se passe-t-il ? demanda Isabelle avec un calme affecté. Qu’est-ce que vous racontez donc, si tard ?

Comme la porte est maintenant grande ouverte, le Corbiau, de son coin d’ombre, voit le soulagement presque joyeux qui se peint sur le visage d’Amédée, tandis qu’il se tourne vers sa femme :

— Ma chère amie, votre fils déménage. Je l’ai toujours connu bizarre, mais je crois que la religion a fini de le détraquer.

Isabelle se tait, les paupières baissées. Son visage aux méplats sculptés n’est que douleur et silence. Puis elle relève les yeux et regarde Laurent, et sous son regard les prunelles du jeune garçon s’éclairent, ses mâchoires crispées se détendent, il retrouve la paix.