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XI


On peut expliquer cette contradiction que je viens de constater dans la doctrine de Pierre Lavroff, de la façon suivante. Le marxisme n’est pas une philosophie abstraite inventée pour amuser les beaux esprits. C’est une doctrine de combat. Elle sert comme base au programme d’un parti d’avant-garde, le parti socialiste. Marx a donné à ce programme une précision, une vigueur qu’il n’avait pas avant lui. Tout militant socialiste pour qui le triomphe de sa cause prime toutes les autres préoccupations, s’est trouvé par avance acquis à une théorie qui paraît mettre un terme à l’anarchie doctrinale. En se déclarant partisan du programme socialiste on se croyait obligé de souscrire également à ses considérants théoriques ou philosophiques.

Or, chez Pierre Lavroff le combattant prenait souvent le dessus sur le philosophe. Nature large et généreuse, il ne tenait pas à passer pour l’auteur d’une philosophie originale, toute à lui.

Il a donc fait un acte d’adhésion au marxisme qui servait si bien la grande cause socialiste, sans se soucier trop des différences philosophiques qui le distinguaient de Marx. D’autant plus qu’il était toujours d’accord avec celui-ci dans les questions de tactique socialiste. Il reconnaissait notamment le rôle historique du prolétariat, la lutte des classes, l’action révolutionnaire combinée avec l’action politique et parlementaire, en un mot tout ce qui détermine actuellement l’action socialiste dans tous les pays des partis socialistes se sont formés pour combattre la société dite capitaliste.

Des connaissances économiques extraordinaires, une force dialectique sans égale, une analyse profonde et en partie originale du régime capitaliste, une sûreté de vue admirable, une confiance en soi-même absolue, une volonté de fer, tous ces traits de Marx devaient inévitablement influencer d’une façon décisive notre penseur, élevé dans les sciences abstraites, mathématiques et philosophiques, et dont la force de pensée était indubitablement inférieure à celle de Marx. (Ce qui n’empêche pas que la pensée de Lavroff était plus large et souvent plus juste.)

Les théories de Marx devaient avoir par un certain côté un charme particulier pour quiconque pensait en révolutionnaire. Je parle de leur caractère intransigeant. Elles opposaient à la vieille société non seulement l’idéal d’une nouvelle société, mais aussi tout une philosophie nouvelle. En détruisant le vieux monde, elles détruisaient en même temps sa philosophie, sa science sociale, sa morale, sa religion, ses doctrines juridiques, esthétiques et autres. Elles détruisaient son âme en même temps que son corps. Tout ce qui était réputé sacré pour ce vieux