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moins fidèle. Il existe pourtant une différence entre l’objectivisme historique de Marx et l’objectivisme biologique de l’école organiciste. Le marxiste s’attache tout particulièrement au mouvement évolutif, à l’élément variable de la vie sociale qui est pour lui une sorte de perpetuum mobile ; tandis que l’organiciste s’applique plutôt à l’élément constant de l’organisation sociale. Le premier a pour point de départ le devenir social. Le second envisage de préférence l’être social. Mais tous les deux appliquent aux faits sociaux la catégorie de la nécessité naturelle. Marx lui-même en parle assez souvent. Pour lui les faits économiques déterminent en dernier lieu, avec une nécessité toute naturelle et inévitable, toute l’évolution, sociale, morale et intellectuelle.

On arrive ainsi logiquement à ce qu’on peut appeler la superstition des faits.


III

« Des faits ! Rien que des faits ! » Cette phrase est dans toutes les bouches. Elle a passé à l’état d’un axiome qu’on ne discute plus. Il est très facile de démontrer comment dans la pratique le culte du fait brutal façonne nos conceptions, détermine nos programmes et nos attitudes, politiques et autres… Les idéologues ont été déclarés des niais dangereux par les Napoléon et les Bismarck, ces grands « professeurs d’énergie » dont les impotents modernes ont tant besoin.

Rien n’est pourtant plus faux que ce cri vide de sens : « des faits, rien que des faits ! » Une idée est également un fait, un fait de notre conscience. Elle se dégage d’un nombre incalculable de faits et sert à les expliquer. Le fait par lui-même ne nous dit rien. Il faut l’attacher à une série d’autres faits pour le comprendre. Et cela se produit toujours à l’aide d’une idée. La science exacte elle-même le reconnaît en proclamant la nécessité des hypothèses qui sont des idées encore non justifiées par les faits.

Nous sommes à chaque instant de notre vie entourés, débordés même par des faits sans nombre. Mais nous ne prêtons pas une attention égale à tous les faits. Leur nombre est trop grand pour que nous puissions les assimiler tous. Nous en faisons un choix, une sélection. Et cette sélection s’accomplit grâce à nos idées préconçues. L’idée classe et organise l’armée des faits. Elle leur donne la vie et le mouvement. Elle leur prête un souffle de passion et de beauté. Le fait encombrant, ennuyeux, indigeste et difficile à retenir, devient, grâce à l’idée générale qui l’anime, alerte et intéressant. Il devient intelligible et intelligent. Des générations de naturalistes, qui sont des chercheurs de faits