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du véritable artiste. Il y a tout ce qu’il faut pour réveiller nos souvenirs, pour nous rappeler qu’un jour nous avons senti comme Fanny Price. En précisant, en accumulant les détails, l’auteur dissiperait notre illusion et nous ramènerait à l’inférieure admiration d’un brillant exercice de style.

Ce n’est pas inconsciemment que Jane Austen concentre ses effets ; c’est par principe, comme nous le montre ce conseil à sa jeune nièce Anna : « Souvent vos descriptions sont trop minutieuses ; vous donnez trop de détails sur ce qui est à droite et ce qui est à gauche ».

Et la preuve que cette sobriété dans la description a été voulue par l’auteur, qu’elle est un effet d’art et non un manque de puissance, c’est qu’elle note avec minutie tout ce qui peut impressionner désagréablement Fanny à son retour dans la maison paternelle. Il ne s’agit plus, en effet, d’indiquer les sensations larges et vagues qui surgissent en nous au contact de la nature, mais les souffrances qui naissent dans une âme délicate au choc répété des petites vulgarités de la vie courante.


Les rayons du soleil tombant brutalement dans le petit salon, au lieu d’égayer Fanny, la rendaient plus mélancolique ; car l’éclat du soleil lui paraissait une chose tout à fait différente dans une ville et à la campagne. Là, son pouvoir n’était qu’un éblouissement, un éclat malsain et suffoquant, ne servant qu’à faire saillir les taches et la crasse, qui autrement auraient pu dormir inaperçues. Il n’y avait ni santé ni gaieté dans ce soleil de la ville. Elle était assise dans le flamboiement d’une chaleur oppressante, dans un nuage de poussière voltigeante ; et ses yeux ne pouvaient qu’errer des murs salis par la tête de son père à la table encochée et tailladée par ses frères, sur laquelle on voyait le plateau à thé jamais complètement nettoyé, les tasses et les soucoupes sur lesquelles le torchon avait laissé des traînées, le lait, une mixture de grumeaux flottant dans un liquide bleuté, le pain et le beurre prenant à chaque minute un aspect encore plus graisseux qu’en sortant