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ANDROMAQUE

beaucoup mieux rendu qu’autrefois les fureurs d’Oreste. Je l’ai vu jadis imiter les contorsions d’un fou ; maintenant il exprime le vrai délire de la passion et du désespoir… Il m’a paru très-beau, très-pathétique[1]. » Et un peu plus tard encore : « Talma a produit un grand effet dans le rôle d’Oreste, surtout dans les deux derniers actes… Il ne laisse presque rien à désirer dans le morceau terrible qui termine la pièce[2]. » Cependant il soutint constamment que l’avantage restait à le Kain : « Talma, disait-il en 1804, est toujours en possession des plus vifs applaudissements dans les fureurs d’Oreste. Il les joue avec une effrayante vérité, qui doit frapper la multitude. Le Kain avait une autre manière : pénétré de la noblesse de son art, il était persuadé qu’il fallait conserver à Oreste une sorte de dignité, même dans ses moments d’aliénation… Il ne croyait pas que la fureur d’Oreste dût ressembler à une attaque d’épilepsie. Le Kain s’efforçait donc d’ennoblir ce délire d’un prince qu’une horrible fatalité avait dévoué aux Euménides. Talma a pris une autre manière : il a plus de naturel et de vérité, mais moins de noblesse et même d’intérêt… Il étonne, il épouvante… Le Kain était plus touchant et plus pathétique[3]. » Malgré le parti pris d’exalter le Kain aux dépens de Talma, ce passage où l’acteur sacrifié impose quelque admiration à l’hypercritique lui-même, est curieux à citer, parce qu’il semblerait pouvoir donner une certaine idée de la manière différente dont les deux tragédiens interprétaient ces fureurs d’Oreste. Toutefois il y a lieu de

  1. Feuilleton du 9 prairial an ix (29 mai 1801}, dans le Cours de littérature dramatique, tome VI, p. 222.
  2. Feuilleton du 15 thermidor an x (3 août 1802), ibid., p. 225.
  3. Feuilleton du 4 messidor an xii (23 juin 1804). ibid., p. 229 et 230. — Dans l’édition qu’il a donnée de Racine en 1808, Geoffroy s’en tient au même jugement, qu’il exprime dans des termes presque identiques, et avec une dureté au moins égale pour le grand tragédien, faisant remarquer que le devancier qu’il lui oppose « ne se permettait aucun de ces gestes familiers aux habitués des petites-maisons. » Toutefois il ne conteste pas que dans la manière de Talma il n’y eût, sinon autant de noblesse ou même d’intérêt, plus de naturel du moins et de vérité. Voyez, dans son édition des Œuvres de Racine, le tome II, p. 257, dans le Jugement sur Andromaque.