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ANDROMAQUE

ceux qui lui reprochent aujourd’hui de l’avoir défigurée ; il était profondément imbu de ses beautés éternelles, et savait les rendre à son siècle sous la forme où elles pouvaient être intelligibles pour lui. Il sentait qu’une traduction servile des idées et des mœurs antiques, à supposer qu’un esprit moderne fût entièrement capable d’un tel effort, ne toucherait pas assez des cœurs nourris de tout autres sentiments.

C’était, à la vérité, être imprudent que de dire, comme il l’a fait dans sa première préface, qu’il avait rendu ses personnages « tels que les anciens poëtes nous les ont donnés, et qu’il n’avait pas pensé qu’il lui fût permis de rien changer à leurs mœurs. » Mais dans la seconde, écrite avec plus de maturité, il a dit bien plus justement, en parlant du rôle d’Andromaque : « J’ai cru me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. » La note fondamentale de ce rôle lui avait été donnée par les admirables adieux d’Andromaque et d’Hector dans l’Iliade, surtout par le doux et tendre accent des vers du troisième livre de l’Énéide, par le pur et mélancolique idéal qu’ils nous font concevoir de la veuve et de la mère. Pour faire de cette Andromaque de Virgile la moderne Andromaque, dont quelques traits, comme on l’a fait remarquer[1], sont chrétiens, Racine n’avait pas beaucoup à s’éloigner de son modèle, déjà si chaste et si touchant ; et il lui suffisait, pour cette transformation facile, de suivre la pente naturelle de son génie. S’il entraînait l’antiquité dans sa propre voie, c’était après l’avoir suivie pour guide aussi loin qu’il le pouvait. Oreste, comme Andromaque, a bien des traits qu’une imagination toute pleine et pénétrée de la poésie antique a pu seule lui donner ; le triste Oreste (tristis Orestes), tourmenté par les furies du crime, s’y fait reconnaître comme dans les plus belles tragédies de la Grèce ; mais sa physionomie a quelquefois aussi une certaine empreinte du siècle de Racine. On en peut dire autant d’Hermione, des seconds personnages eux-mêmes, de Pylade, par exemple, qui de l’ami d’Oreste qu’il était, a dit malicieusement M. Taine, est devenu son menin. Racine ne donnait

  1. Génie du christianisme, par M. de Chateaubriand, 2e partie, livre II, chapitre vi.