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Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
Quand l’amoureux Titus, devenant son époux,
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

ANTIOCHUS.

Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

ARSACE.

Je vous entends, seigneur : ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
L’inimitié succède à l’amitié trahie.

ANTIOCHUS.

Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

ARSACE.

Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
Quoi donc ! de sa grandeur déjà trop prévenu,
Quelque pressentiment de son indifférence
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

ANTIOCHUS.

Titus n’a point paru pour moi se démentir :
J’aurais tort de me plaindre.

ARSACE.

J’aurais tort de me plaindre. Et pourquoi donc partir ?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
Un prince qui, jadis témoin de vos combats,
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée ;
Il se souvient du jour illustre et douloureux
Qui décida du sort d’un long siége douteux.
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
Le bélier impuissant les menaçait en vain :
Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main,
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
Voici le temps, seigneur, où vous devez attendre
Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.
Si, pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneurs l’Euphrate vous revoie ?
Attendez pour partir que César vous renvoie
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.
Rien ne peut-il, seigneur, changer votre entreprise ?
Vous ne répondez point !

ANTIOCHUS.

Vous ne répondez point ! Que veux-tu que je dise ?
J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

ARSACE.

Eh bien, seigneur ?

ANTIOCHUS.

Eh bien, seigneur ? Son sort décidera du mien.

ARSACE.

Comment ?

ANTIOCHUS.

Comment ? Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.
Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,
S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

ARSACE.

Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

ANTIOCHUS.

Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

ARSACE.

Dans quel trouble, seigneur, jetez-vous mon esprit.

ANTIOCHUS.

La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j’ai dit.


Scène IV.

BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.

Enfin je me dérobe à la joie importune
De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune :
Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du cœur :
Il ne faut point mentir, ma juste impatience
Vous accusait déjà de quelque négligence.
Quoi ! cet Antiochus, disais-je, dont les soins
Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins ;
Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses,
Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses ;
Aujourd’hui que le ciel semble me présager
Un honneur qu’avec vous je prétends partager,
Ce même Antiochus se cachant à ma vue,
Me laisse à la merci d’une foule inconnue !

ANTIOCHUS.

Il est donc vrai, madame ? et selon ce discours,
L’hymen va succéder à vos longues amours ?

BÉRÉNICE.

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes :
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes ;
Ce long deuil que Titus opposait à sa cour
Avait même en secret suspendu son amour ;
Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue
Lorsqu’il passait les jours attachés sur ma vue ;
Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
Il ne me laissait plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l’amour extrême,
Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,
Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,
Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu.