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la messe, à l’entrée lui bailla de l’eau bénite, s’inclinant parfondément[1] devant elle, après s’agenouilla auprès d’elle familièrement et lui dit : « Madame, sachez que je suis tant amoureux de vous que je n’en peux ni pisser ni fienter : je ne sais comment l’entendez. S’il m’en advenait quelque mal, qu’en serait-il ?

— Allez, dit-elle, je ne m’en soucie : laissez-moi ici prier Dieu.

— Mais, dit-il, équivoquez sur à Beaumont-le-Vicomte.

— Je ne saurais, dit-elle.

— C’est, dit-il, à Beau con le Vit monte, et sur cela, priez Dieu qu’il me donne ce que votre noble cœur désire, et me donnez ces patenôtres[2] par grâce.

— Tenez, dit-elle, et ne me tabustez[3] plus. »

Ce dit, lui voulait tirer ses patenôtres qui étaient de cestrin[4] avec grosses marques d’or ; mais Panurge promptement tira un de ses couteaux, et les coupa très bien, et les emporta à la friperie, lui disant : « Voulez-vous mon couteau ?

— Non, non, dit-elle.

— Mais, dit-il, à propos, il est bien à votre commandement, corps et biens, tripes et boyaux. »

Cependant la dame n’était fort contente de ses patenôtres, car c’était une de ses contenances à l’église, et pensait : « Ce bon bavard ici est quelque éventé, homme d’étrange[5] pays : je ne recouvrerai jamais mes patenôtres. Que m’en dira mon mari ? Il se courroucera à moi, mais je lui dirai qu’un larron me les a coupées dedans l’église, ce qu’il croira facilement, voyant encore le bout du ruban à ma ceinture. »

Après dîner, Panurge l’alla voir, portant en sa manche une grande bourse pleine d’écus du Palais et de jetons, et lui commença dire : « Lequel des deux aime plus l’autre, ou vous moi, ou moi vous ? » À quoi elle répondit : « Quant est de moi, je ne vous hais point, car comme Dieu le commande, j’aime tout le monde.

— Mais à propos, dit-il, n’êtes-vous amoureuse de moi ?

— Je vous ai, dit-elle, jà dit tant de fois que vous ne me tinssiez plus telles paroles. Si vous m’en parlez encore, je vous montrerai que ce n’est à moi à qui vous devez ainsi parler de déshonneur. Partez d’ici et me rendez mes patenôtres, à ce que mon mari ne me les demande.

  1. Profondément
  2. Chapelet.
  3. Tarabustez.
  4. Aloès soccotrin.
  5. Étrange.