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et voilà l’ouvrage gâté. Mais voici comment l’on y remédierait. Il faudrait très bien les émoucheter avec belles queues de renards ou bons gros viets d’azes[1] de Provence, et à ce propos, je vous veux dire (nous en allants pour souper) un bel exemple que met Frater Lubinus, libro de Compotationibus mendicanlium.

« Au temps que les bêtes parlaient (il n’y a pas trois jours) un pauvre lion, par la forêt de Bièvre se pormenant et disant ses menus suffrages, passa par-dessous un arbre, auquel était monté un vilain charbonnier pour abattre du bois, lequel, voyant le lion, lui jeta sa cognée et le blessa énormément en une cuisse. Dont le lion, clopant[2], tant courut et tracassa[3] par la forêt pour trouver aide qu’il rencontra un charpentier, lequel volontiers regarda sa plaie, la nettoya le mieux qu’il put et l’emplit de mousse, lui disant qu’il émouchât bien sa plaie, que les mouches n’y fissent ordure, attendant qu’il irait chercher de l’herbe au charpentier. Ainsi le lion, guéri, se pormenait par la forêt, à quelle heure une vieille sempiterneuse ébuchetait[4], et amassait du bois par ladite forêt, laquelle, voyant le lion venir, tomba de peur à la renverse en telle façon que le vent lui renversa robe, cotte et chemise jusques au-dessus des épaules. Ce que voyant, le lion accourut de pitié voir si elle s’était fait aucun mal et, considérant son comment a nom, dit : « Ô pauvre femme, qui t’a ainsi blessée ? » et ce disant, aperçut un renard lequel il appela, disant : « Compère renard, hau, cza, cza, et pour cause. »

« Quand le renard fut venu, il lui dit : « Compère, mon ami, l’on a blessé cette bonne femme ici entre les jambes bien vilainement, et y a solution de continuité manifeste ; regarde que la plaie est grande, depuis le cul jusques au nombril, mesure quatre, mais bien cinq empans et demi. C’est un coup de cognée ; je me doute que la plaie soit vieille. Pourtant, afin que les mouches n’y prennent, émouche-la bien fort, je t’en prie, et dedans et dehors ; tu as bonne queue et longue, émouche, mon ami, émouche, je t’en supplie, et cependant je vais quérir de la mousse pour y mettre, car ainsi nous faut-il secourir et aider l’un l’autre. Émouche fort, ainsi, mon ami, émouche bien, car cette plaie veut être émouchée souvent, autrement la personne ne peut être à son aise. Or émouche bien, mon petit compère, émouche.

  1. V., d’ânes (en provençal).
  2. Boitant
  3. Courut de côté et d’autres.
  4. Ramassait des bûchettes.