Page:Rabelais - Gargantua et Pantagruel, Tome I (Texte transcrit et annoté par Clouzot).djvu/127

Cette page a été validée par deux contributeurs.

failli[1], et n’y a meilleur remède de salut à gens estommis[2] et recrus[3] que de n’espérer salut aucun. Quantes[4] victoires ont été tollues[5] des mains des vainqueurs par les vaincus, quand ils ne se sont contentés de raison, mais ont attempté[6] du tout mettre à internition[7] et détruire totalement leurs ennemis, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez toujours à vos ennemis toutes les portes et chemins, et plutôt leur faites un pont d’argent afin de les renvoyer.

— Voire, mais, dit Gymnaste, ils ont le moine.

— Ont-ils, dit Gargantua, le moine ? Sur mon honneur, que ce sera à leur dommage. Mais afin de survenir à tous hasards, ne nous retirons pas encore ; attendons ici en silence, car je pense jà assez connaître l’engin[8] de nos ennemis ; ils se guident par sort, non par conseil. »

Iceux ainsi attendants sous les noyers, cependant le moine poursuivait, choquant tous ceux qu’il rencontrait,

Sans de nulli [9]
Avoir merci.

jusqu’à ce qu’il rencontra un chevalier qui portait en croupe un des pauvres pèlerins. Et là, le voulant mettre à sac, s’écria le pèlerin : « Ha ! monsieur le priour[10], mon ami, monsieur le priour, sauvez-moi, je vous en prie. » Laquelle parole entendue, se retournèrent arrière les ennemis, et voyants que là n’était que le moine qui faisait cet esclandre, le chargèrent de coups comme on fait un âne de bois, mais de tout rien ne sentait, mêmement quand ils frappaient sur son froc, tant il avait la peau dure. Puis le baillèrent à garder à deux archers, et, tournants bride, ne virent personne contre eux, dont estimèrent que Gargantua était fui avec sa bande. Adonc coururent vers les Noirettes, tant raidement qu’ils purent, pour les rencontrer, et laissèrent là le moine seul avec deux archers de garde. Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaux, et dit à ses gens : « Compagnons, j’entends le trac[11] de nos ennemis, et jà aperçois aucuns d’iceux qui viennent contre nous à la foule. Serrons-nous ici et tenons le chemin en bon rang ; par ce moyen nous les pourrons recevoir à leur perte et à notre honneur. »

  1. Abattu et défaillant.
  2. Abattus.
  3. Recrus de fatigue.
  4. Combien de.
  5. Enlevées.
  6. Tenté.
  7. Carnage.
  8. L’artifice.
  9. Aucun.
  10. Prieur.
  11. Train.