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interrompt les causeries. La toile se lève pour les danses. Le décor représente la salle d’un « baile » de Séville ou de Cadix. Soudain, des guitares grincent, des castagnettes claquent. Sur l’estrade, les danseuses sont assises, enveloppées de longs châles aux effilés soyeux. Elles sont quatre, très brunes de peau, presque laides, avec je ne sais quoi de barbare et de simiesque. Ces visages et ces attitudes n’ont rien de bien nouveau pour moi. Un voyage en Espagne, il y a quelques années, me les a rendus familiers. Là-bas, j’ai vu danser des Madrilènes, des Andalouses, des Murciennes. Je les ai vues danser, vêtues comme elles le sont ici ; je les ai vues danser nues, et je sais quelle impression se dégage de ces créatures souples et noires. Je sais ce que leur mimique réveille en nous de vieux instincts de sauvagerie et de lubricité et comment elles font tressaillir, au fond de notre chair, l’antique et violent désir, celui qui nous agenouille ou nous précipite, qui nous met aux mains la fleur ou le couteau.

Mais, vraiment, est-il rien de plus illogique que ces spectacles de rut et de passion dans un salon parisien ? Qu’ont-ils à faire dans la société bourgeoise où nous vivons ? N’a-t-elle pas, en effet, réduit en nous ces instincts primordiaux de conquête et de possession à n’être plus que de confus souvenirs ataviques ? Que d’obstacles n’a-t-elle pas accumulés devant la réalisation de nos désirs ? Combien y a-t-il d’hommes qui osent s’emparer brutalement de la proie amoureuse qu’ils convoi-