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ardent et romantique. Il s’est fait de moi une idée qui n’a guère de rapport avec ce que je suis réellement. Il m’a douée de toutes les perfections, il m’a attribué tous les mérites. Je suis devenue l’idole de son esprit, aussi n’ai-je pas voulu déchoir à ses yeux. J’ai mieux aimé briser l’image que Julien s’est faite de moi que de lui en laisser discerner peu à peu les fissures et les défauts.

Me comprenez-vous, maintenant, mon cher Jérôme ? Ces belles illusions que j’ai inspirées à Julien, je n’ai pu me résoudre à la pensée qu’elles se dissiperaient peu à peu au contact quotidien de ma réalité. Je ne veux pas risquer d’assister, jour par jour, à la lamentable métamorphose qui ne manquerait pas de se produire tôt ou tard, lorsque Julien reconnaîtrait son erreur. Je ne pourrais pas supporter ce trop cruel supplice. C’est pour cela que je lui ai laissé croire que je ne l’aimais pas. C’est pourquoi j’ai fui sans tourner la tête. Ah ! si nos regards s’étaient dit adieu, il aurait bien vu dans les miens ce qu’il doit ignorer à jamais !

Mais encore une fois, ne pensez pas que j’aie agi à la légère, que j’aie cédé à une simple défiance de moi-même, à un de ces mouvements de crainte qui nous font reculer devant le bonheur. La résolution que j’ai prise, je l’ai mûrement délibérée. J’ai compris très tôt ce qui se passait entre Julien et moi, l’équivoque périlleuse dans laquelle nous nous engagions. Le hasard m’en a donné un avertissement saisissant. Laissez-moi vous raconter cet épisode de notre voyage. Il a été pour moi une révélation.

C’était sur les côtes de Sicile. L’Amphisbène avait jeté l’ancre devant Porto-Empedocle. De là, nous devions gagner Girgenti, qui fut l’antique Agrigente, et visiter ses temples fameux. À cet effet, nous fîmes marché avec un loueur de voitures et avec un guide. Durant la jour-