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ce sel, mon corps était conservé, macéré, durci, comme le corps d’une antique momie. L’atmosphère que l’on respirait dans cette ville était opaque et trouble. Parfois, on entendait la mer déferler, puis il y avait de grands silences. Parfois aussi on entendait la sirène lointaine et rauque de quelque bateau invisible.

Je vivais là solitaire et reclus. Jamais je ne sortais de ma chambre, et cette chambre était très vieille, très délabrée. La tenture était déchirée et, à certains endroits, pendait en lambeaux le long du mur. Cette chambre était bizarrement meublée de meubles disparates. Elle contenait des objets hétéroclites et singuliers dont j’ignorais la provenance. Sur une table sans tapis et dont le bois était extraordinairement vermoulu étaient placés des modèles de bateaux. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les formes. L’un d’eux représentait le bateau avec lequel je jouais lorsque j’étais enfant, sur le bassin des Tuileries. Auprès de celui-là s’en trouvait un autre, plus grand. Sur une pancarte placée à l’arrière était écrit : l’Amphisbène. La coque de ce jouet, peinte en vert et en blanc, était toute craquelée, toute couverte de mousses et d’algues, toute incrustée de coquillages, comme une épave longtemps sous-marine. Je passais de longues heures à regarder ce navire minuscule. Parfois je le prenais sur mes genoux et le berçais d’une houle imaginaire. Je l’enveloppais du pan de la longue robe de chambre à fleurs dont j’étais vêtu, et dont les amples plis flottaient autour de mon corps maigre et voûté.