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j’étais vraiment très jolie, ce matin-là. Sans doute, M. Delbray — qui était pour moi à ce moment le monsieur de la troisième table — s’en aperçut, car il sembla vraiment prendre un certain plaisir à m’examiner. Or, les regards attentifs de ce monsieur ne m’étaient nullement importuns. Je me disais : « Voilà quelqu’un qui me trouve vraisemblablement très bien et sur qui je produis un effet saisissant. Il se souviendra tendrement de moi. »

Or, deux mois après, je rencontre chez Mme  Bruvannes mon admirateur de chez Foyot. On nous présente… et je suis forcée de constater que je n’avais pas produit sur lui une impression ineffaçable. M. Delbray avait complètement perdu la mémoire de mon visage. Convenez, Jérôme, que ce n’est pas ainsi que commencent les grandes amours. Ce serait contraire à toutes les traditions sentimentales !

Vous pouvez cependant, je le sais bien, m’objecter que la situation peut s’interpréter, quant à moi, différemment. En effet, c’est moi qui reconnais en M. Delbray le convive de chez Foyot. C’est donc que j’ai été particulièrement frappée des grâces distinctives de ce personnage. À cela, je vous ferai une réponse bien simple, tirée de l’état d’esprit où je me trouvais alors. J’étais, en ce moment, dans ce que l’on peut appeler une crise d’observation très particulière. Récemment arrivée à Paris, pleine de curiosité pour tout ce que j’y voyais, j’avais l’œil singulièrement en éveil. À observer, chaque jour, des choses nouvelles, la mémoire s’aiguise et s’assouplit. M. Julien Delbray a simplement profité de cette faculté momentanée et n’en doit déduire aucune considération avantageuse. Que je me sois souvenue de lui ne prouve pas qu’il ait quoi que ce soit de remarquable. Il ne s’ensuit pas davantage que je sois en disposition de m’inté-