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mes sentiments. Vous me servirez de pierre de touche.

En attendant, je vous dirai que, parmi les visites que je comptais faire, j’ai réservé pour la fin celle que je me réjouissais de rendre à l’excellente Mme Bruvannes. C’est la seule dont je prévoyais un vrai plaisir et je me demande pourquoi je l’ai tant retardée. Il faut vraiment que j’aie été folle de Paris, comme je le fus, pour ne pas être allée, dès mon arrivée, voir cette bonne Mme Bruvannes. D’autant plus que cet atermoiement était presque de l’ingratitude. Mme Bruvannes m’a toujours témoigné un réel intérêt. Elle aimait sincèrement ma mère. Cependant, durant ma vie américaine, je l’avais bien un peu négligée. Heureusement que Mme Bruvannes n’est pas femme à se formaliser. Aussitôt que je lui eus annoncé ma venue, elle m’a répondu de la façon la plus affectueuse et la plus empressée. Elle y a d’autant plus de mérite qu’elle a, en ce moment, de graves soucis au sujet de son neveu, Antoine Hurtin. À ces mots de souci je suis sûre que vous vous imaginez toute autre chose que ce qui est. Vous supposez naturellement qu’il s’agit de soucis d’argent. Quelle sottise a bien pu faire ce gros garçon jovial et fêtard, qui passe son temps avec des jockeys et des filles et qui occupe ses nuits à poursuivre dans les cercles et tripots une veine qui, sans doute, ne lui est pas toujours fidèle ? Vous imaginez la tante Bruvannes obligée de rapiécer quelque culotte importante ou de désintéresser quelque créancier exigeant ? Eh bien ! vous n’y êtes pas. Si Antoine Hurtin a joué, c’est avec sa santé. Il est tombé assez gravement malade d’une crise de neurasthénie aiguë qui l’a forcé à interrompre brusquement son existence. Cette crise a transformé le vigoureux garçon qu’était Antoine Hurtin en un personnage mélancolique, très frappé de son mal, persuadé qu’il ne pourra jamais reprendre sa vie