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un connaisseur d’art des plus distingués. Ce manieur d’argent est aussi un manieur de bibelots. La collection de M. Grinderel est une des plus considérables et des mieux choisies de Paris. Il est bien défendu, naturellement, à Mme Grinderel, de toucher à quoi que ce soit. Mme Grinderel est distraite et elle a la main malheureuse. Aussi, ne s’occupant ni de sa maison, ni de sa toilette, la bonne Mme Grinderel a-t-elle, comme on dit, « beaucoup de temps à elle ». Ce temps, elle l’emploie à lire des romans-feuilletons.

Ces feuilletons lui ont, d’ailleurs, quelque peu tourné la cervelle. Pour Mme Grinderel, la vie est pleine d’embûches et de périls. Aussi ne quitte-t-elle guère Paris et, par Paris, elle entend les quartiers riches de la capitale et, en particulier, celui de la plaine Monceau. Autre part, il n’y a pour personne aucune sécurité. Le danger de vivre forme le principal thème de la conversation de Mme Grinderel. On dit qu’elle fait monter auprès de son cocher un agent de la Sûreté déguisé en valet de pied. Quant à des voyages, Mme Grinderel a renoncé de tout temps à en entreprendre aucun au delà de la banlieue. Passer les fortifications lui paraît déjà un exploit extraordinaire, digne de casse-cou et de cerveaux brûlés.

Ce sentiment a fort contribué à inspirer à Mme Grinderel un véritable respect à mon égard. Pensez donc, une personne qui est allée en Amérique, et qui, ce qui est plus curieux encore, en est revenue ! Cela ne tient-il pas du miracle ? C’est cet étonnement que j’ai pu lire sur le visage de la bonne Mme Grinderel, quand je suis allée lui rendre mes devoirs. Elle me considérait avec une surprise émue. Quoi, si jeune encore, j’avais traversé l’Atlantique, parcouru tout un continent et, de cette formidable équipée, j’étais revenue saine et sauve, avec mes deux yeux, mes deux oreilles et mes quatre